1.14 - Réveillon
Red la dévisagea ; une drôle d'expression lui flottait dans les yeux, à mi-chemin entre la pitié et la colère.
— Queen n'a jamais voulu te tuer, décréta-t-elle. Grand-mère la connaît depuis longtemps. Quand elle est revenue en ville, Queen est passée à la boutique, pour la saluer. Elle lui a parlé de toi. Elle a dit...
Red s'interrompit un instant. Ses yeux esquivèrent son interlocutrice. Qu'avait-elle à avouer sans pouvoir la regarder en face ? La rousse inspira profondément et, enfin, trouva le courage de braquer ses iris incandescents droit sur les pupilles givrées de Snow. Déjà, celles-ci fondaient, une intuition les liquéfiait.
— Queen lui a dit que sa vie n'avait jamais été aussi chaotique, que les choses ne lui avaient jamais paru aussi difficiles, qu'elle ne savait pas comment s'y prendre avec toi, pour t'épauler, pour t'aider à tourner la page. Mais elle a dit aussi qu'elle remerciait la providence parce que, sans toi, elle n'aurait jamais été capable de traverser le deuil, de revenir ici, de trouver un sens à sa vie. Elle parlait de toi comme sa fille. Elle ne faisait pas semblant. Crois-moi, ma mère n'a pas voulu de moi, je sais quand un parent se force. Après tout ce qu'elle a vécu, Queen pensait qu'avec toi elle aurait une seconde chance. Elle voulait être une mère exemplaire. Elle tenait à toi, Snow. Elle t'aimait. Jamais elle n'aurait souhaité te faire le moindre mal.
Ce fut au tour de la brune de détourner le regard. L'horreur avait pris possession de ses traits, tous tordus. Red devait se méprendre. Elle avait déjoué les desseins maléfiques de Queen, elle s'était défendue. De la légitime défense, voilà ce qu'était ce coup de feu. Pas un meurtre. Jamais elle n'aurait assassiné de sang-froid sa belle-mère aimante. Jamais elle n'aurait commis quelque chose d'aussi atroce. Red ne pouvait pas dire vrai.
— Alice, articula l'adolescente. Pourquoi m'aurait-elle menti ?
— Elle n'a pas menti, rectifia l'invitée. Elle a simplement affirmé ce qu'elle tenait pour la vérité. Elle croyait dur comme fer en ce qu'elle te disait, et pourtant elle était dans l'erreur. C'est toi, en la croyant, qui lui a donné raison.
Snow la fusilla des yeux et recula sur le sofa, presque confondue avec le coussin du dossier. Elle voulait disparaître, se soustraire à la vérité. Tout, plutôt que d'admettre qu'elle s'était fourvoyée, qu'elle était la méchante d'un conte tissé de méfiance et écrit dans le sang.
— Alice m'a donné des preuves de sa bonne foi, persista-t-elle. Le cœur dans le coffret ! Comment aurait-elle pu le savoir ? À qui appartient-il ?
— C'est ce que je disais. Alice n'a pas menti. Peut-être que ses rêves lui ont réellement montré ce que renfermait le coffret. Il y avait effectivement un cœur dans cette boîte. Mais est-ce que cela prouve que Queen a tué de sang-froid ces pauvres gamins ?
— Qui garderait sous clé un cœur desséché ?
— Sûrement pas une meurtrière qui espère s'en tirer à bon compte, avec la compassion de toute la communauté. Snow, tu prétends que Queen voulait jouer les belles-mères éplorées, mais tu te persuades qu'elle t'aurait tiré dessus, abattue d'un coup de hache... Qui aurait pu la plaindre, après ça ? Tu sais que Queen a déjà été suspectée. Quand on l'a soupçonnée d'être à l'origine de la disparition d'Hansy et Garrett, il y a eu une enquête et une perquisition. Toute sa maison a été fouillée, retournée. S'il y avait eu le cœur d'un de ces gosses chez elle, tu penses bien que la police aurait mis la main dessus. Personnellement, je n'ai jamais voulu croire que Queen était coupable. J'ai suivi toute l'affaire, jusqu'à ce qu'on l'innocente. Les enquêteurs lui ont fait ouvrir la boîte. Eux aussi ont vu le cœur. Mais ce n'est pas celui d'un enfant. C'est le cœur d'une biche. Le père de Queen était chasseur. C'est un trophée qu'il a transmis à sa fille, c'est à peu près tout ce qu'il reste de lui. Ça et son pistolet. Ce sont de drôles de souvenirs de famille, c'est vrai, mais ça n'a jamais été rien de plus.
Snow vacilla en avant, complètement abattue. La tête entre ses mains, elle hurla à s'en arracher les cordes vocales, ses plaintes stridentes tout juste étouffées par la couverture. Red tendit timidement une main jusqu'à son épaule.
— Snow...
L'adolescente ne pouvait plus contenir ni ses pleurs ni ses cris. Elle avait tué tout ce qu'il lui restait de famille. Elle avait douté de Queen, l'avait diabolisée, rejetée, puis exécutée. Pire, un fois le crime commis, elle avait encore cherché à se donner bonne conscience, à raconter avoir agi en désespoir de cause, pour protéger sa propre vie. Un malentendu si énorme qu'il frôlait le mensonge. Ses actes étaient inqualifiables, injustifiables. Les regrets prenaient le pas sur la tristesse, bientôt supplantés à leur tour par une haine viscérale. Voilà que Snow se prenait en horreur. Fondre en sanglots jusqu'à se dessécher comme ce maudit cœur, s'égosiller jusqu'à perdre la voix, jusqu’à ce que sa langue de vipère l'étouffât une bonne fois pour toute. À quoi d'autre pouvait prétendre la fille indigne, la criminelle, le monstre en puissance ? Hartland avait changé son innocence en abjection. L'adolescente s'était muée en créature occulte, un genre de croquemitaine qui ne méritait plus de vivre.
— Je suis un monstre ! feula-t-elle, sur le point de s'arracher le visage.
Red l'en retint en la prenant en étau, en l'enlaçant de toutes ses forces. Elle murmura :
— Tu n'es pas coupable. Je te l'ai dit, et je le crois encore.
La jeune fille releva la tête, ravala une vague de pleurs et interrogea Red du regard.
— Bien sûr que je suis coupable ! À quoi ça avance, maintenant, de le nier ? Toi aussi, tu as tué quelqu'un. Qu'on ait mal jugé, qu'on ait eu peur ou qu'on soit folles, qu'est-ce que ça change, au juste ? J'ai du sang sur les mains, exactement comme toi. Peut-être que ça te rassure. Moi ça me dégoûte et j'aimerais mieux mourir que de te ressembler.
— Tu penses sincèrement que je m'en réjouis ? s'offusqua Red. Ma seule erreur, c'est de t'avoir laissée quitter la boutique tout à l'heure. J'aurais dû te retenir, j'aurais dû te parler, parce que je savais que quelque chose se tramait. Je croyais m'en sortir seule et j'ai eu tort. Je pensais avoir la situation en main et tout m'a échappé. Quelque chose ne tourne pas rond dans cette ville, Snow. Je ne pourrais pas te dire quoi exactement. J'espérais le comprendre en te surveillant. J'espérais que tu me conduirais à celui ou à celle qui tire les ficelles. J'ai été trop confiante.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Qui tire les ficelles ? Qu'est-ce que ça a à faire avec moi ?
— C'est ce qu'Alice appelle la malédiction. C'est une certitude : les drames qui planent sur cette ville, tous les ans, aux mêmes dates, ça ne peut pas être le fruit du hasard. Mais je ne crois pas que les malédictions existent. Je crois que toi, moi et tous les autres avons été victimes d'une histoire qui nous dépasse.
— Quelle histoire ?
— C'est précisément ce que je veux comprendre.
Red attrapa la couverture qui avait glissé et la ramena sur leurs épaules.
— Quand j'ai appris que Queen n'était pas revenue seule, raconta-t-elle, j'ai voulu voir en toi le signe que les choses allaient changer. Ça fait sept ans maintenant que cette foutue malédiction s'abat sur nous. Il n'est pas question qu'un seul autre incident de ce genre vienne empoisonner le quotidien de cette ville. J'ai besoin de ton aide, Snow. Nous devons comprendre ce qui se passe réellement et y mettre un terme. Nous devons nous venger.
La brune se redressa péniblement. Ses iris étaient secs. Elle dévisageait Red avec méfiance.
— J'ignore si le destin existe, insista cette dernière. J'ignore s'il est écrit ou non, s'il a des lois ou pas. Il n'y a qu'une chose dont je sois certaine, c'est que je n'ai pas envie de laisser mon histoire se terminer ainsi. Est-ce que tu es avec moi, Snow ?
Ce soir-là, à la veille du Noël le plus sombre et le plus froid de toute sa désastreuse existence, Snow ferma les paupières, blottie contre une alliée de fortune. Aussi inquiétante qu'avait pu lui sembler Red jusqu'alors, aussi nébuleuses demeuraient ses intentions, en cet obscur moment, sa présence la rassurait. Machinalement, tandis qu'elle sombrait dans le sommeil, Snow s'agrippa au bras de la rousse, comme on s'accroche au peu de choses qu'il nous reste. Elle savait que, le lendemain, elle ne trouverait pas la chaleur d'un foyer dans lequel une famille déballerait gaiement ses cadeaux aux pieds du sapin. En revanche, elle était certaine que, lorsqu'elle ouvrirait les yeux le matin venu, elle ne serait pas seule. Plus jamais elle ne se sentirait seule, tant qu'il existerait en ce monde quelqu'un d'aussi coupable qu'elle.
Fin de la première partie.
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