2.5 - Maisons de poupées

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Depuis qu'elle vivait sous leur toit, c'était la première fois que l'adolescente daignait se déplacer jusqu'à la table de la cuisine pour dîner en compagnie de Red et Rosa. L'altercation entre les deux lycéennes était encore fraîche, une tension flottante mina d'abord l'ambiance. Puis, à mesure que les couverts raclaient le ragoût au fond des assiettes, l'humeur s'adoucit. Bien décidée à reprendre des forces, Snow tâchait, taciturne, de retrouver l'appétit. Quant aux deux parentes, elles ne savaient manifestement pas de quoi converser. Rosa félicita sa petite-fille pour l'exécution délicieuse de sa recette familiale. Dès que la vieille dame nota l'utilisation d'une épice absente des ingrédients d'origine, toutefois, Red se renfrogna. Et le silence reprit son règne. Alors qu'elle les savait proches, unique famille l'une de l'autre, leur laconisme déroutait Snow. Était-ce sa présence qui les incommodait ?

Plus tard dans l'après-midi, alors qu'elles s'étaient retirées dans la chambre, l'adolescente interrogea Red à ce propos. Courbée sur son bureau, occupée à griffonner quelque chose sur une feuille, celle-ci ne détourna même pas la tête pour lui répondre.

— Ça n'a rien à voir avec toi. Rosa sait que je n'aime pas trop raconter ma vie. Elle évite de poser des questions. Elle ne me demande rien sur l'école parce qu'elle sait pertinemment que ça se passe mal. Elle ne me demande pas si j'ai des amis parce qu'elle sait aussi que tu es la seule personne de mon âge qui ose me fréquenter. Je crois qu'elle t'aime bien, surtout pour ça d'ailleurs, et pas seulement par rapport à Queen. Je pense même que mamie t'admire un peu.

Assise sur le lit à feuilleter une BD, Snow haussa les épaules.

— Je ne vois pas vraiment de raison de m'admirer.

— Eh bien, je ne t'apprends rien, j'ai mauvaise réputation. Même si Rosa clamera mon innocence jusqu'à en perdre la voix, et même si elle rembarre tous ceux qui me regardent de travers, elle a conscience que les gens ne m'accepteront jamais. Elle sait que la plupart d'entre eux verront toujours en moi l'assassin, le monstre. C'est plutôt courageux de ta part de faire fi de tout ça.

— Pas quand on sait que tu as été manipulée. Entre nous, vu les circonstances, je n'ai pas trop eu le choix. J'ai bien été forcée de te faire confiance.

Red releva la tête de sa feuille et la dévisagea.

— Alors, dans le fond, tu me détestes aussi ?

Snow ne répondit pas. À dire vrai, elle ne savait pas si le constant malaise que lui provoquait cette fille, à la beauté douce et aux intentions douteuses, résultait de l'antipathie ou de la curiosité. Red l'intriguait. Red l'effrayait. Mais Red avait été présente pour elle, aussi, à un moment où personne d'autre ne lui aurait tendu la main. Assurément, elle ne la détestait pas. Elle n'était pas certaine de l'apprécier pour autant.

Face au mutisme de sa protégée, l'hôte baissa les yeux. Accusant le coup, elle s'empressa de changer de sujet.

— J'ai bien réfléchi. Ashley a dit qu'elle correspondait avec ce type par courrier. Mais la neige a rendu la ville inaccessible depuis des semaines. Aucun courrier ne peut arriver en ville, ni en sortir. Tu comprends ?

Snow hocha la tête :

— Donc Henri se trouve à Hartland. Et cette Bonne Fée aussi.

— Et qui serait susceptible de connaître l'identité de l'un ou de l'autre ? insista Red. Qui prétend tout savoir sur ce qui se passe dans cette ville ?

— Alice.


Alice était les yeux et les oreilles d'Hartland, c'était ce qu'elle prétendait. Mais – et Snow l'avait appris à ses dépens – la vérité qu’énonçait Alice relevait en grande partie de son imagination. En lui rendant visite, ce jour-là, la jeune fille demeurait sur ses gardes. Dans ce que lui apprendrait Alice, elle savait qu'il y aurait autant de faits authentiques que d'histoires inventées. Elle seule devrait faire le tri, isoler le réel de la fable, pour espérer démasquer le prétendant d'Ashley.

Snow s'apprêtait à enfoncer le bouton de la sonnette quand la porte de la maison s'ouvrit sur l'adolescente aux allures de fillette.

— Je t'attendais, lâcha Alice.

La neutralité de son ton le rendait terrifiant.

— Entre donc.

Peu rassurée, Snow s’exécuta. Alice l'escorta jusqu'à l'étage, dans sa chambre. Outre un lit et une armoire, la pièce était envahie d'une somme faramineuse de jouets. Une montagne de peluches s'amoncelait dans un coin de la pièce, une grande maison de poupée en condamnait un autre. Au centre, on avait dressé la table pour le thé. Deux poupées de porcelaine y étaient assises, richement vêtues, mimant de siroter leurs tasses vides. Un autre invité leur faisait face : un grand ours en peluche muni d'un monocle et coiffé d'un haut-de-forme.

Alice attrapa le dossier d'une chaise libre et invita Snow à y prendre place, à côté de l'une des poupées. La convive obéit sans poser de question. Alice prit place en vis-à-vis, auprès de l'ours victorien.

— Je sais que Queen n'a pas disparu, dit-elle. Elle est morte, pas vrai ?

Snow déglutit. L'atmosphère pesante de cette chambre d'enfant lui faisait déjà perdre tous ses moyens. En l’amenant ici, Alice avait sans doute voulu lui tendre un piège. Elle sentait désormais les regards des personnages inanimés se poser sur elle par dizaines. Sa voisine de porcelaine au visage froid la toisait du coin de l’œil, avec une pointe de vanité. L'ours, lui aussi, la dévisageait avec insistance derrière le verre qui grossissait son orbite peint.

— Tu n'avais pas le choix, ajouta Alice. Tu devais te débarrasser d'elle avant qu'elle ne t'élimine la première. Ne t'en fais pas, ton secret est bien gardé, tant que tu ne fais pas la même erreur que Red Wood.

À l'évocation du nom de son acolyte, le front de Snow se plissa.

— Red ? Qu'est-ce qu'elle a fait au juste ?

— Vous êtes pareilles, elle et toi. Le loup l'aurait dévorée si elle ne l'avait pas tué la première. Ça aussi, mes rêves l'avaient prédit. Seulement, Red est revenue en ville les mains en sang et a confessé le meurtre avant même que le corps n'ait été découvert. Si tu l'avais vue, tellement fière d'elle ! Les gens n'ont pas pu la prendre pour autre chose qu'une psychopathe.

Ce récit improbable laissa la brune bouche bée. Pourquoi diable cette succube s'était-elle dénoncée ? Peu importait son crime ; en cet instant, Snow ne pouvait qu'admirer son courage. À force de vivre sous son toit, de partager ses repas et sa chambre à coucher, l'adolescente commençait à entrevoir ce que d'autres ne soupçonnaient pas. Red était discrète, prévenante et lâchait rarement l'affaire avant d'avoir le dernier mot. Jamais elle n'aurait pu se rendre par simple fierté. Elle n'avait rien de la bête sanguinaire dépeinte par ces ragots.

— Alice, toi qui prétends tout savoir sur tout le monde à Hartland, dis-moi, qui est ce Henri à qui Ashley envoie des lettres ?

Un large sourire se dessina sur les lèvres de la fausse fillette.

— Henri, chantonna-t-elle, c'est le prince d'Ashley, bien sûr. Celui qui va la délivrer de sa misérable existence.

— Et il va surgir sur son cheval blanc, c'est ça ? s'emporta Snow. C'est des conneries, tout ça ! S'il y avait un Henri à Hartland, Ashley le connaîtrait sans doute déjà. Cette agence de bonne fée, ça m'a juste l'air d'un coup foireux, mais Ash est bien trop naïve pour s'en rendre compte. Ses sentiments la rendent aveugle. Tout le monde est aveugle ici, de toute façon ! Vous êtes obnubilés par vos foutues fêtes, vous essayez d'inventer une autre réalité, vous faites comme si tout ce qui se produit était normal ! C'est peut-être parce que les gens d'Hartland sont aussi placides et niais que la malédiction a pris autant d'ampleur !

Alice cligna des yeux sans dire un mot. Il fallut quelques secondes pour qu'un sourire eût éclos à nouveau sur ses lèvres. Alors, elle lâcha sèchement :

— Les rêves ne mentent jamais !

Prenant appui sur la table, Snow se releva, excédée. Au même moment, le gros coucou suspendu au mur se mit à sonner, lui causant un violent sursaut.

— L'heure du thé, décréta calmement Alice. Tu en veux une tasse, Snow ?

— Non merci, déclina-t-elle. Je n'avalerai rien qui vienne de toi. Qui sait, ça pourrait avoir été mystérieusement empoisonné !

C'est une Alice au visage déconfit que Snow abandonna à son goûter rituel. Étouffée par l'atmosphère de cette chambre, à peine dehors, elle respira comme au sortir d'une noyade. Pas étonnant qu'Alice eût viré complètement barge, à force d'habiter un endroit pareil !

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