2.6 - Tempêtes

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Après cette entrevue aussi brève qu'éprouvante, Snow regagna l'appartement, au-dessus de la boutique de vêtements. À peine revenue, elle trouva Red assise dans le canapé, courbée sur elle-même, la tête entre les mains.

— Eh, Feu-follet, est-ce que tout va bien ?

La beauté rousse leva sur elle ses yeux, rougis et enflés.

— Oh, je ne t'ai pas entendue rentrer. Est-ce qu'Alice a...

— Tu as pleuré ? la coupa Snow. Tu as pleuré, ça se voit. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Elle rejoignit Red et prit place à son côté sur le sofa. D'un bras, elle entoura ses épaules, comme elle aurait tenté de consoler une amie. Dans ce moment de faiblesse, l'autre oublia son armure sauvage et, comme un chat domestique, laissa aller sa tête contre l'épaule de Snow.

— La routine, soupira-t-elle. Rosa s'est encore enfilé des verres d'alcool à n'en plus finir au bar... On est venu me trouver pour que je l'empêche d'agresser quelqu'un pendant qu'elle était bourrée, parce que personne d'autre n'arrive jamais à la calmer dans ces moments-là... Et puis j'ai dû la traîner jusqu'ici et la porter dans son lit... La routine.

Snow resserra tranquillement son étreinte. Subitement piquée de compassion pour son hôte, elle ignorait toutefois comment lui venir en aide. Faute de connaître les mots qui soignent, elle la brossa dans le sens du poil :

— Tu es très courageuse. Et je ne le pensais pas vraiment, quand j'ai dit que tu avais un sérieux problème. Ou quand je t'ai traitée de succube. C'est juste que... C'est vrai. T'as l'air d'une femme-fatale et, objectivement, tu es une tueuse d'homme.

— Pfff... T'es sacrément tordue, Flocon. Mais bon, c'est ce qui te rend spéciale. Honnêtement, on est quittes. J'aurais pas dû te parler comme je l'ai fait. J'étais assez mal placée pour parler de carences affectives. Pardon.

— Excuses acceptées. Dans le fond, tu n'as pas tort. Tous ceux à qui j'ai vraiment tenu sont morts. J'ai fini par me dire que je portais la poisse, que moi aussi j'étais maudite. Parfois, je me sens tellement seule... Peut-être que je suis juste jalouse d'Ashley.

La main tiède de Red enserra son poignet. Tous les poils de la brune se hérissèrent, tandis que les grands iris bleus, encore gorgés de pleurs contenus, la confrontaient sans détour. Chassant sa réserve naturelle à grand renfort de raclements de gorge, le démon repenti articula :

— Tu n'es pas seule, Snow.

Une main brûlante pressait son cœur en cendres ; Snow ne put lui répondre que d'un sourire timide.

L'amitié que lui témoignait Red la touchait, bien sûr, mais elle ne trouvait pas les moyens de la lui rendre. Jamais aucun de ses amis ne l'avait angoissée de la sorte. Snow ne se l'expliquait pas, elle subissait seulement. Au comble de la gêne, elle arracha son bras du dos musclé de Red et étouffa son trouble dans le récit animé de sa visite chez Alice. Redoutant la réaction de son hôte, la jeune fille se garda bien d'avouer qu'elles avaient parlé de son cas. Elle ne se concentra que sur ce qui concernait Ashley. Red l'écouta sans l'interrompre.

— Encore ces rêves ! fulmina finalement cette dernière. Alice ne nous apprendra rien de plus. Tout ce que je sais, c'est que si elle l'a prédit, ça ne peut être qu'une mauvaise chose.

— Tu crois à ses visions, maintenant ? s'étonna Snow.

— Ce dont rêve Alice a toujours un sens. C'est la chose que j'ai le plus de mal à comprendre. Quel est le lien entre ses rêves et les tragédies qui nous tombent dessus ? Parce qu'évidemment, il y en a un. Si Alice ne t'avais pas raconté son rêve, Queen serait encore parmi nous à cette heure. Et si elle ne me les avait pas racontés...

Red se replia sur elle-même, laissant sa phrase inachevée. Snow demeura pendue à ses lèvres, dans l'attente d'une conclusion, qui jamais ne vint. La rousse se mordit la pulpe de la bouche, se leva d'un bond et affirma sans préavis :

— Je crève la dalle.

Rosa cuvait encore dans sa chambre, où résonnaient comme des ronflements d'ours. Sa petite fille dressa d'un regard l'inventaire du réfrigérateur : vide.

— L'épicerie va bientôt fermer, considéra Snow. Mais si on se dépêche...

— Non. J'ai pas envie de remettre les pieds là-bas, pas après la scène de ce matin.

— Alors quoi ? Tu manges ton bras, tu gardes l'autre pour demain ?

C'était son père, en son temps, qui sortait ce genre d'âneries. Les pupilles rieuses trahirent les lippes impassibles de la rousse fatale.

— On n'a qu'à manger au Blue Bird. C'est moi qui invite. Profitons-en, il y aura foule demain soir !

Snow y consentit sans se faire prier. Red savait y faire, pour sûr, avec une gazinière, mais il n'y avait jamais rien de sucré à se mettre sous la dent à l'appartement. Seul le restaurant procurerait à l'orpheline un dessert tant espéré.


Assises en tête-à-tête, les deux lycéennes savouraient leurs plats dans le même silence morne qu'un repas à l'appartement. Seules les conversations alentours animaient un peu ce début de soirée. C’était à peine si Snow osait relever le regard de son assiette. Comme autrefois, elle sentait peser sur elle les pupilles perçantes de la succube, férocement accrochées à son image. Chaque fois qu'il la scrutait, ce regard revolver la liquéfiait sur place. Réduite à une flaque translucide, convaincue que l'autre lisait clair à travers elle, Snow enrageait de ne pouvoir en faire autant.

La curiosité est un vilain défaut plus soutenable que l'ignorance. Sans cesser de fixer la fourchette autour de laquelle elle enroulait soigneusement ses spaghettis, Snow inspira le courage nécessaire, puis osa la question :

— C'était quoi le rêve d'Alice, celui qui t'a poussée à l'acte ?

Aussitôt, la sensation cuisante de l'abandon lui compressa les boyaux. Red avait détourné le regard. D’instinct, Snow tendit les yeux pour rattraper les siens. En vain. Le visage de l'autre s'était assombri ; elle découpait furieusement son entrecôte.

— En quoi ça te concerne ? rétorqua-t-elle avant d'enfourner un morceau de viande entre ses dents, qu'elle mastiqua avec colère, comme pour broyer les mots de Snow.

— Je suis supposée te faire confiance, résista cette dernière. Et vraiment, j'aimerais que ce soit le cas. Mais je ne sais rien de toi. Rien, mis à part que tu me caches un tas de choses. Comment veux-tu que ça puisse fonctionner ?

Au détour d'un soupir fautif, Red déchargea un peu de sa raideur. Elle se radoucit :

— Byron et moi avions un différend. J'ignore comment Alice a été mise au courant. C'était quelque chose de personnel. Alice savait plus de choses qu'elle n'aurait dû. Elle prétendait que ses rêves les lui avaient révélées. Je n'ai jamais trouvé d'explication plus rationnelle. Alors, quand elle m'a avertie que Byron signerait mon arrêt de mort, je me suis persuadée que je devais l'arrêter.

— Alors tu t'es dit : « Et si je l'assassinais ? » !

— Ne prends pas ce ton sarcastique, Flocon. Tu ne sais pas de quoi Byron était capable. Les gens s'imaginent tous qu'être la meurtrière fait de moi le monstre dans l'histoire. Mais je ne regrette pas mes actes. Pas une seconde. J'ai débarrassé cette ville d'une ordure. Je n'aurai jamais fini d'en payer le prix, mais j'ai fait ce que j'estimais juste.

Snow en resta tout abasourdie : Red tirait bel et bien quelque fierté de ce meurtre. Maintenant qu'elle éprouvait pour son hôte un peu d'admiration, cependant, l'adolescente peinait à encaisser cet état de fait. Cette gentille démone, dans le fond douce comme un agneau, nourrissait-elle vraiment un orgueil si malsain ? Pour s'en assurer, elle la questionna encore :

— C'est pour ça que tu t'es rendue ?

— On t'a bien renseignée, je constate ! railla Red, illico sur la défensive. Oui, je me suis rendue. Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? J'aurais pu faire comme tout le monde : prétendre, dissimuler, mentir. Mais à quoi ça m'aurait amenée ? Tu crois que j'aurais pu en tirer le moindre mérite ? Parce que oui, j'ai le mérite d'avoir buté un salaud.

— Tu me fais peur, quand tu dis ce genre de choses...

Le regard fuyant d'une bête aux abois, la belle meurtrière sembla se refermer sur elle-même. Adoptant un ton plus calme, elle s'efforça néanmoins de rassurer son acolyte :

— C'est toi qui a voulu savoir. Je n'ai aucune intention de te faire du mal, si c'est ce qui t'inquiète. Tu n'es pas Byron, tu n'as rien d'un monstre. Tu n'as rien à craindre de moi.

Snow hocha la tête. Les paroles de l'autre demeuraient impuissantes à apaiser ses craintes. Cependant, une voix au fond d'elle-même s'était élevée pour la ramener à la raison : Red avait assassiné de sang-froid un homme qu'elle haïssait de tout son être ; elle, en revanche, avait abattu Queen sans le moindre motif, alors même qu'elle l'aimait. D'elles deux, elle était sans nul doute le monstre le plus insensible – celle dont il fallait assurément se méfier.

Une larme solitaire lui roula sur la joue. Aux aguets, Red s'empressa de tendre sa serviette pour l'éponger. Snow se confondit en une moue reconnaissante :

— Très bien, je te fais confiance.

Red lui rendit son sourire puis, constatant que leurs assiettes étaient vides, elle dégaina son porte-feuilles. Comme elle levait le bras pour réclamer l'addition, Snow feignit de se plaindre :

— C'est toi qui invites, hein ? T'es pas un peu pingre sur les bords ? Tu ne m'as même pas demandé si je voulais un dessert.

Confuse, la rousse en fut rendue à balbutier. Sans attendre, elle démentit l'accusation en hélant le tenancier :

— On peut avoir la carte des desserts, s'il vous plaît, Henry ?

À peine le nom prononcé, leurs regards ébahis se rencontrèrent. Pour la première fois peut-être, et contre leur volonté, elles se regardaient dans les yeux. Il ne leur en fallut pas moins pour comprendre que le même éclair venait de déchirer leurs esprits.

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