2.14 - Douze coups de couteau

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Red roula sur le matelas. Sa chevelure étalée entre les jambes de Snow, elle écarquilla les yeux sur le plafond immaculé. Comme gelés par le froid, ses pleurs se figèrent plutôt que de couler.

— Maintenant, je dois te parler de Byron. Et avant toute chose, je dois te dire qui il était. Byron Wolf, le loup d'Hartland, un magnat de la finance à l'échelle de cette petite ville. Il était propriétaire de presque tout le patelin : les commerces, les maisons. Principal mécène de l'église elle-même. Tu vois le tableau. Bien sûr, il était aussi propriétaire de la boutique. On ne le voyait jamais dans le coin, parce que, dès que sa carrière a décollé, le bougre s'est fait la malle à Bismarck. Là-bas, il a claqué toute sa fortune au bar, au casino et aux putes. Alors il est revenu et il a revendu presque tous ses biens immobiliers pour renflouer ses comptes en banque. Il a conservé les titres de propriété seulement de sa maison et d'une poignée de commerces.

Red était l'actrice impassible d'un monologue impersonnel. Ces mots, combien de fois les avait-elle ressassés ? Combien de fois avait-elle détaillé mentalement le portrait de sa victime pour se dédouaner ou pour se justifier ?

Les pupilles de la rousse se rétractèrent ; son regard passa du plafond au visage tendu de Snow.

— Tu surveilles toujours bien la maison, Flocon ?

— Toujours.

— Parfait. Quoi qu'il arrive, ne me regarde pas.

Nul besoin de la regarder. Snow sentait ses iris et devinait leur expression avec la même intensité qu'à leur première rencontre, devant son casier. Il lui suffisait d'une lorgnade fugitive pour la voir aussi nette que si elle la contemplait.

— Byron est resté notre proprio. Crois-le ou non, ça n'avait rien d'un hasard ! Byron aimait l'alcool, alors il se saoulait au Blue Bird et en profitait parfois pour mettre sa note sur l'ardoise de grand-mère. Il aimait les jeux d'argent, alors il pariait ce qu'il lui restait, et il perdait le plus souvent. Mais il aimait autre chose, qu'on ne trouvait pas à Hartland... et, comme tu le sais Flocon, les hivers ici sont longs.

Snow fronça les sourcils, rendue à freiner ses instincts les plus incisifs pour ne pas lâcher des yeux cette maudite bicoque désespérément inerte.

— Ce salaud augmentait le loyer, encore et toujours. Rosa a cherché, tu sais, mais personne n'a voulu lui louer un autre local. Les affaires n'allaient pas fort, on était sur la paille. Entre son ardoise au bar, les loyers impayés... Parfois, Byron déboulait en rogne. Il puait l'alcool, mais j'avais l'habitude, ça ne me faisait ni chaud ni froid. Il beuglait, il menaçait. Ça aussi, je connaissais. Je n'étais pas du genre à baisser les yeux, tu vois. Et ça ne lui plaisait pas...

Red se tut. Pendue à ses lèvres, Snow perdait peu à peu de vue l'horizon de la fenêtre et tissait mentalement les liens incertains entre les éléments du récit. Un reniflement sonore ébranla les narines de la rousse, la nuque crispée sur ses mollets. Avant même de commander à son corps, Snow glissa les mains le long de ses joues larmoyantes. Sans chercher à essuyer les pleurs depuis trop longtemps retenus, elle les accueillit avec ferveur dans le creux de ses paumes.

— Je tenais la boutique quand Rosa partait se prendre une cuite. Quand elle s'est retrouvée à court d'argent, il l'a laissée croire qu'il lui accorderait du temps. Mais c'est à moi qu'il a demandé de payer.

— Avec quel argent ?

— Pas avec de l'argent...

La gorge de Snow se noua ; elle se mordit la langue.

— Un jour, il a débarqué à la boutique et a fermé la porte à clé. Avant qu'il demande quoi que ce soit, j'avais déjà compris. Si je ne cédais pas, il nous foutrait dehors, mamie et moi. Ou pire, il la traînerait en justice. J'ai fait tout ce qu'il voulait, Snow... J'ai été une gentille fille.

Snow voulait hurler. Elle allait imploser, mais elle ne le pouvait pas. Elle n'était plus en droit d'interrompre Red, désormais. Quand bien même elle aurait souhaité se boucher les oreilles, elle devait l'entendre. Les mots devaient sortir.

— Qu'est-ce qu'il t'a fait ?

Les mains de l'ange brisé, échoué entre ses cuisses, cherchèrent compulsivement l'appui de ses bras. Elles s'agrippèrent aux doigts de Snow, arrimés à ses pommettes. Red se compressa dans leur propre union, formant un casque de chairs comme pour se préserver de la réalité. Son visage ruisselait, mais sa voix plus que jamais se contraignit à la limpidité. La plus infâme transparence.

— Au début, il m'a juste demandé de lui sucer la queue. Et puis, petit à petit, il a exigé que j'avale, ou que je joue avec ses putains de couilles... Quand il a été lassé, il m'a plaquée derrière le comptoir, déshabillée de force et... Et il m'a bousillée en pestant que j'étais aussi sèche que ma mère.

— Putain d'enfoiré de merde ! explosa Snow.

Le plus triste des rires froissa les lèvres de Red. Elle pourlécha ses larmes. Ses ongles raclèrent le chagrin embourbé dans ses pores et son poing se referma sur la main tremblante de la brune au-dessus d'elle.

— Qu'est-ce que tu aurais fait à ma place, hein ? Qu'est-ce que tu aurais fait si on t'avait dit qu'il allait t'engrosser et te faire disparaître pour étouffer l'affaire ?

Qu'importait la fenêtre. N'y tenant plus de glisser des œillades, Snow pencha franchement la tête. Pleine d'admiration, elle soutint un instant les yeux fiers et sauvages de la nymphe assassine. Puis, plus en avant encore, pressant son nez contre le sien, elle fulmina :

— Je l'aurais buté sans une hésitation. S'il était encore là, aujourd'hui, je l'étriperais à ta place, et je passerais volontiers ma vie derrière les barreaux plutôt que le laisser t'infliger ça.

Les doigts sveltes de Red se refermèrent sur le crâne brun qu'elle appuya, un peu plus fermement, contre son front. Un souffle soulagé lui caressa la gorge.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ? s'enquit Snow dans un chuchotement.

Les ongles habiles filèrent, cercle après cercle, sur son cuir chevelu. Libérée, Red retrouvait petit à petit sa contenance. Sa voix reprenait l'assurance inquiétante derrière laquelle elle se réfugiait d'ordinaire.

— Tu sais Flocon, il y a trois façons de détruire quelqu'un. Tu peux le tuer. Fin de l'histoire. Tu peux le torturer à petit feu, le traîner dans la boue, faire le vide autour de lui et le laisser perdre pied jusqu'à ce qu'il mette lui-même fin à ses jours... Ou bien tu peux biaiser le jeu dès le départ, distribuer d'emblée toutes les mauvaises cartes. S'il n'a jamais rien connu d'autre, comment un enfant non-désiré peut comprendre que le mépris et la haine de sa mère ne sont pas ce qu'il mérite, hein ?

Snow s'écarta, un œil furtif lancé à la maison d'en-face.

— Byron était vraiment ton père ?

— Je n'emploie pas ce mot. Les mots ne comptent pas pour les enflures dans son genre. Mes supplications ne valaient rien, ses explications non plus. Il m'a infligé les pires sévices et j'ai été clémente.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ?

— Je l'ai attendu avec un couteau de cuisine. À la seconde où il m'a forcée, je lui ai tranché le membre et, pendant qu'il se vidait de son sang, je lui ai donné douze coups de couteau. Un pour chaque anniversaire qu'il ne m'a pas souhaité.

À l'horreur succédait la jubilation : elles ne pouvaient refréner leurs rictus odieux.

— Qu'est-ce que tu as fait de son pénis ?

— Je l'ai balancé aux cochons du voisin.

Un rire nerveux, atroce, houspilla le buste de Snow. Le moment était mal choisi pour se confesser à haute voix, et elle se demandait d'ailleurs si un moment propice se présenterait un jour, entre deux quiproquos et occurrences funestes de la malédiction. La vérité, turpide et crue, livrée en bloc, l'avait finalement conduite à une certitude – une certitude qu'elle ne se risquerait plus jamais à nier : elle était follement amoureuse de Red.

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