3.5 - Old Hart Chronicle

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Samedi matin, alors que grand-mère et adolescentes achevaient leur petit-déjeuner, on cogna à la porte d'une poigne insistante. Présumant un client, la couturière se hâta au rez-de-chaussée. Red en profita aussitôt pour octroyer à Snow un baiser furtif. Mais l'intimité fut brève. Moins d'une minute plus tard, Rosa reparut en haut des marches et se tourna vers la brunette :

— C'est pour toi, bichette.

Dehors, sur le perron, l'attendait un escogriffe voûté, le corps aussi frêle qu'une brindille, la trogne aussi striée qu'une souche.

— Charles Hameln, se présenta le bonhomme en tirant bas sa casquette.

Scruté par l’œil circonspect de la jeune fille, il ajouta aussitôt :

— Un bon ami de Miss Delogre. Son parrain, même.

Il avait beau la prétendre sa filleule, le quinquagénaire désignait Queen d'une manière bien formelle. Snow consentit toutefois à le suivre, comme il l'invitait dehors d'une main amitieuse. Chemin faisant, l'inconnu se présenta plus amplement. Vieil ami de feu Monsieur Delogre, il avait été autrefois son compagnon de chasse, son adjoint à la mairie, puis rédacteur en chef de son journal municipal.

— Donc vous savez, pour le cœur de biche ?

— Ah, Roy était particulièrement fier de ce trophée ! s'exclama Monsieur Hameln avec un air de nostalgie. Lui chassait, moi je croquais. Lui ramenait les bêtes, moi je leur sculptais de jolis socles et des yeux en résine. Par malheur, il n'en reste rien... Après ce soir-là... Eh bien, nous y sommes.

Snow leva les pupilles sur la devanture défraîchie de la gazette locale, les lettres de bois aux dorures fatiguées du Old Hart Chronicle. Passé le portique tournant, ils traversèrent la salle commune où une poignée de journalistes s'affairaient à leur machine. Le rédacteur en chef referma alors derrière eux la porte de son bureau : une petite pièce encombrée d'archives et de statuettes d'oiseaux. Prenant place sur son siège, rembourré comme un trône, Monsieur Hameln invita Snow à s’asseoir face à lui, sur une modeste chaise pareille à celles du lycée. Entre les volatiles de bois finement sculptés, les prunelles baladeuses de l'adolescente heurtèrent un petit cadre, lui aussi artisanal, assorti d'une photo de famille. Ce drôle d'échalas, son épouse, et un marmot aussi chétif que son père.

— Votre famille ? s'intéressa Snow pour dissiper sa gêne.

— Mon pauvre petit est malade, se désola Hameln. Un vilain coup du sort... Enfin, enfin, ce n'est pas pour me plaindre que je vous ai fait venir, Miss Snow. Où bien devrais-je vous appeler par votre nom de famille ?

— Snow tout court, je préfère. C'est bizarre, si vous vous adressez à moi comme à une dame de la haute.

Le bougre se tortilla les doigts et balbutia :

— C'est que... Miss Snow... La famille Delogre était la plus éminente d'Hartland, avant que les Castle accèdent à la mairie.

— Comment est mort le père de Queen ?

— Un bête accident de chasse. Roy avait un petit rapace dans le collimateur, une bestiole qui le narguait depuis des mois, soi-disant. Un beau jour, voilà qu'il surprend l'oiseau perché sur un câble électrique. Roy tire. La balle atteint sa cible, le courant passe dans la crécerelle et, à cause de l'humidité, le bon maire encaisse le coup de jus. Son corps n'a été retrouvé qu'après plusieurs heures.

Hameln parlait comme un journal. Il ne relatait pas la mort d'un ami, mais un pur fait divers, comme il avait dû en publier tant dans la dépêche d'Hartland.

— Enfin, enfin, se reprit le bonhomme, je ne vous ai pas fait venir pour vous raconter ces vieilles affaires sordides, Miss Snow.

— Snow.

— Oui, oui. Eh bien, comme vous devez le savoir, le Old Hart Chronicle est une succursale des Éditions Delogre, dont a hérités Queen à sa majorité. Lorsqu'elle est partie s'installer à Williston, votre belle-mère a cédé cinquante pourcent des parts. Trente aux regrettés Monsieur et Madame Devair, et vingt à la Clover Society. Miss Delogre est donc demeurée notre actionnaire majoritaire.

L'adolescente ne comprenait guère grand-chose à ces histoires de parts, ni en quoi exactement cela la concernait.

— Il faut se rendre à l'évidence, Miss Snow, annonça tristement le rédacteur en chef. Les congères ont commencé à fondre. On retrouvera sans tarder le corps de Miss Delogre, gelé, ou pire... Sans doute qu'une tempête l'a surprise. Elle a dû se retrouver ensevelie quelque part. Si elle ne nous a pas recontactés depuis sa disparition, nous devons en conclure qu'elle n'a pas passé l'hiver. Toutes mes condoléances...

Par-delà le verre embué de son monocle, une larme trahissait l'émotion que tentait de réprimer son ton professionnel. La méfiance de Snow s'estompa en même temps.

— Ce que j'essaye de vous dire, Miss, c'est que vous ne devriez pas nourrir d'espoirs en vain. Je crois savoir que Rosa prend soin de vous. J'espère que sa petite-fille ne vous cause pas de problème.

— Red est une bonne amie, se renfrogna l'adolescente, soudain sur la défensive. Vous n'avez pas eu le droit d'assister au procès, je me trompe ? Mais vous devez bien savoir pourquoi la Cour a été clémente...

Hameln essuya ses fossettes du bout de son mouchoir de poche.

— Oui, oui. Enfin, vous savez ce qu'on dit : les chiens ne font pas des chats. C'est aussi pourquoi je place en vous toute l'estime que j'avais pour votre belle-mère.

— Ma belle-mère, oui.

L'orpheline avait accentué le terme d'une langue sèche. Elle ne partageait, après tout, aucune goutte du sang de Queen. Ce qui expliquait peut-être les souillures de son âme... Chassant ces viles pensées, Snow reporta son attention sur le parrain en deuil.

— En tant qu'unique légataire du testament de Miss Delogre, vous hériterez vous aussi de la maison et de sa succursale à votre majorité, Miss Snow. Une future collaboration se profile donc entre nous. À moins que vous désiriez à votre tour céder vos parts. J'irai droit au but. La Clover Society nous a récemment adressé une proposition très généreuse. Je me suis déjà entretenu avec Miss Devair, que vous connaissez bien je crois, et elle envisage d'accepter l'offre. En ce cas, vous seriez à parts égales avec Clover. Une situation épineuse, en cas de désaccord...

Quoique son chagrin pour sa filleule semblât sincère, l'attitude protocolaire de Hameln hérissait les poils de Snow. Aucun corps n'avait pour l'heure confirmé le décès de Queen – connaissant son tombeau, aucune exhumation ne le confirmerait de sitôt. Pourtant il les avait réunis sur son propre terrain pour discuter affaires. Sans doute l'offre de l'autre actionnaire expirerait-elle bientôt. Sinon, pourquoi se précipiter de la sorte ? Une question demeurait en suspens.

— Je n'hériterai des parts qu'à ma majorité. N'est-ce pas, Charlie ? En attendant, même si je le souhaitais, comment pourrais-je vendre ce qui ne m'appartient pas ?

— Il existe des voies détournées, Miss Snow. Si vous désirez que je m'en charge...

— Non merci, Charlie. Ça ne m'intéresse pas. Ma belle-mère n'est pas morte et je ne céderai rien.

L'adolescente coupa court à l'entretien sans donner la moindre chance à Hameln de lui faire changer d'avis. Héritière d'un empire de papier dont l'ampleur la dépassait, elle appréhendait les projets qui pousseraient la Clover Society à un tel investissement. Qu'était-ce donc, d'ailleurs, que cette firme ? Le nom lui paraissait vaguement familier. De même que celui que Miss Devair : cette connaissance qui, peut-être, pourrait lui assurer de garder la mainmise.

Un avenir paisible, loin d'Hartland. Sa vie rêvée auprès de Red semblait décidément hors d'atteinte. Ou peut-être pas tant. Quelle que fût la force de la Malédiction, se hisser à la tête du Old Hart Chronicle ne donnait-il pas enfin à Snow un véritable pouvoir à lui opposer ? Considéré sous cet angle, son auguste héritage se faisait plus rassurant. Elle résolut, pour l'heure, de ne rien dire, ni à sa compagne, ni à la grand-mère, de l'offre alléchante de la Clover. Pas avant d'en savoir plus sur ladite société, sur Miss Devair et sur les avantages qu'elle pourrait en tirer.

Snow passa le chemin du retour à peser ses mots, à réfléchir aux termes les plus adéquats pour expliquer sans trop en dire son entretien avec Hameln. C'est en vain qu'elle se donna tant de peine. Lorsqu'elle rentra à l'appartement, elle n'y trouva ni Rosa, ni Red. La première, assurément, cuvait au Blue Bird. Quant à sa compagne, elle lui avait laissé une note sur le bureau de la chambre :

« Partie marcher. Besoin d'air. »

— Et besoin de m'expliquer ? Non ?

Le corps renversé sur le matelas, Snow savoura à sa place vide les effluves de son amante. Red avait beau prétendre avoir tout ce qu'elle voulait, elle demeurait la paria de la ville, l'esclave d'une fausse gratitude et une étrangère à sa propre chair. Elle s'entêtait à feindre une force qui maquillait ses failles. Chaque fois que ce masque se craquelait, elle se réfugiait d'instinct dans la solitude.

Snow n'avait d'autre choix que de respecter son besoin d'isolement. Elle tâchait tant bien que mal de ne pas y lire l'abandon. Seule, elle remuait des idées sombres.

Et si Red finissait par rejeter son amour ?

Et si, seule dans les bois, elle faisait une mauvaise rencontre ?

Et si le terrifiant personnage qui avait failli enlever Ashley tentait cette fois de la ravir ?

Et si...

Elle entrevit le manuscrit qui dépassait de la table de chevet. Faute de mieux, voilà qui calmerait ses nerfs. Elle tendit le bras, attrapa les pages abîmées et se plongea dans la courte histoire des Enfants du Royaume de Trèfles.

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