3.7 - Les Enfants du Royaume de Trèfles (partie 2)
— Flocon ? Tu es rentrée ?
Snow releva la tête de sa lecture. Red entra dans la chambre, encore enveloppée dans son long manteau rouge. Tout en s'en défaisant, elle contourna le lit, s'agenouilla de son côté du matelas et lança un regard à la lecture de sa belle.
— Oh, tu lis ce conte. Tu sais...
— Tu veux prendre la suite ?
— Pardon ?
Sans attendre sa réponse, Snow glissa le manuscrit dans les mains de sa petite amie. Comme Red s'étendait plus confortablement, elle se blottit contre elle, la joue tapie sur son épaule, un bras glissé sur son ventre.
— Je me suis arrêtée là, pointa-t-elle le paragraphe en question. Tu me lis la suite ? Je veux entendre ta voix...
Red ne pouvait rien refuser à ce minois qui la dévorait d'admiration. Elle entonna alors la suite du récit.
Quelques temps plus tard, dans l'austérité funeste de cet hiver sans fin, le Roi donna un somptueux bal en l'honneur de sa fille. Tous les enfants du Royaume de Trèfles furent conviés et l'on invita chacun à y faire montre de ses talents. Bientôt, une rumeur commença à courir : ceux qui échoueraient à impressionner la Princesse Neque remplaceraient un gibier devenu rare en ces temps rigoureux.
Exhortées par leurs parents, les deux filles des charcutiers se joignirent aux festivités. Rewna présenta à la Princesse des pièces de viande alléchantes, durement procurées. Mais cette dernière, qui ne connaissait pas la famine, afficha une effrayante lassitude. La bouchère regagna sa place la queue entre les pattes. Vint alors le tour de Darena. La princesse hautaine la jugea sans entrain changer l'eau en cristal et la pierre en or fin. Seul le conseiller royal, debout à côté de l'ogresse, admira avec attention les prouesses de la magicienne.
« Et pouvez-vous changer la neige en meringue ? » demanda-t-il à la jeune fille.
« Non, ce n'est pas possible, » s'excusa Darena.
« Et l'écorce en gigot ? »
« Cela non plus. »
Un oiseau émissaire se posa sur l'épaule du conseiller et pépia à son tympan. L'homme haussa un sourcil : « Et votre muse, le peut-elle ? »
Prenant peur pour son amie, Darena s'enfuit du château. Elle abandonna au banquet les autres enfants du Royaume et courut jusqu'à la cave où elle tenait l'inspiratrice cachée.
Déjà, les oiseaux du conseiller avaient répandu la rumeur. Poursuivies par tous ceux qui voulaient chasser l'hiver, l'alchimiste et sa muse se sauvèrent dans les bois. Elles s'éloignèrent tant et tant que la neige, elle aussi, délaissa le Royaume de Trèfles.
Au bout de quelques temps, ses souliers abîmés et son ventre vide, Darena dut renoncer à poursuivre le voyage. Elle dit adieu à Lianor-la-Givrée, qui s'en alla semer le froid plus loin. Au bout de plusieurs jours, les oiseaux messagers retrouvèrent la trace de la magicienne, et on la conduisit sans procès au Palais.
Pour avoir entretenu l'hiver et gâché les festivités du bal, le Roi condamna Darena à sustenter l'appétit de son ogresse de fille.
« Elle est trop maigre ! » se plaignit Neque. « Je m'y casserai les dents ! »
Il fut alors décidé que Darena demeurerait au palais, le temps qu'on l'engraissât. Chaque jour on lui servit des meringues qu'elle réduisit en paillettes et des pièces de viandes séchées qu'elle transforma, par quelques incantations, en petits animaux. Souris, rats et insectes prirent la poudre d'escampette hors des murs de sa geôle.
Sans se laisser impressionner par ses tours de magie, Neque ordonna alors que l'on gavât la prisonnière. Rien n'y fit, pourtant : tout ce dont on entreprenait de la nourrir, Darena le changeait en air.
Au jour annoncé de sa sentence, la condamnée était maigre comme un clou et n'offrait pour festin que des os à ronger. L'ogresse s'en plaignit.
« Ma chair n'est pas tendre, » se défendit Darena. « Elle ne sied pas à un palais si distingué que le votre, Princesse. Ne pourrais-je pas plutôt vous offrir ma magie ? Je commanderai pour vous les saisons. J'inventerai aussi les tours les plus fameux pour combler votre ennui. »
« Les tours qu'on vous demande, vous ne voulez pas les faire. Je n'ai nul besoin d'un mage qui n'en ferait qu'à sa tête. »
On invita alors la bouchère royale à s'avancer pour découper la viande. Un hachoir dans chaque main, Rewna inspecta le corps squelettique de sa malheureuse sœur.
« Il n'y a là aucune viande digne d'être préparée, » affirma la bouchère. « Il nous faudra beaucoup d'assaisonnements pour rendre cette chose digeste... »
Car elle prenait son rôle très à cœur, Rewna brandit toutefois sa lame aiguisée.
« Un instant, » l'arrêta la Neque. « Je vous l'ai déjà dit. Je n'ai pas l'intention de m'y casser les dents. Mais je connais un spectacle qui saurait me ravir... »
D'un claquement de doigts, la Princesse commanda à la muse de feu, toujours auprès de la bouchère :
« Regagne ta place auprès de ton pâtissier. Reviens souffler dans nos cuisines. Oublie donc cette andouille. Elle a perdu la flamme et elle n'invente plus rien. »
Tandis que Flamme rejoignait les rangs des cuisiniers, les médailles royales fièrement épinglées à l'écharpe de Rewna se mirent à fondre. Leur coulée ardente transperça les vêtements et pénétra sa chair. Sous les yeux ébahis de toute l'assemblée, la jeune bouchère se métamorphosa alors en une bête carnassière au dos hérissé de poils et aux crocs acérés.
« Attaque ! » ordonna Neque. Et le chien royal se jeta au cou de sa propre sœur. Celle-ci se débattit, empêchée par les oiseaux du conseiller qui la harcelaient. Les maigres forces de Darena ne pouvaient rivaliser avec la bête furieuse qui devait ne faire d'elle qu'une bouchée.
C'est alors qu'une bourrasque printanière balaya la grande salle du château. La porte du palais s'était ouverte toute grande et un être d'une rare beauté approcha jusqu'à la bête. Elle apposa sa paume contre sa babine et, aussitôt, l'animal s'apaisa.
L'être à l'odeur de rose se pencha sur Darena et lui releva la tête.
« Je sais par quelle bonté tu as tendu la main à ma sœur Flamme, épargné ma sœur Main-de-Fée et sauvé ma sœur Lianor-la-Givrée. Je connais l'ampleur des talents qui sont tiens. Et je saurais, si tu le veux, te souffler leurs plus beaux usages. On me nomme Aigrette. Voudrais-tu de moi pour muse ? »
La belle Aigrette délivra la condamnée de ses chaînes et, avant que les ogres, leurs vassaux et la bête eussent pu les retenir, elle emporta Darena dans sa brise printanière.
Elles voletèrent par-delà les chaumières, les champs et les cimes des arbres, jusqu'à une clairière où ployait un frêle arbrisseau.
« J'aimerais, Darena, que tu abreuves cet arbre, que tu lui octroies jour après jour toute l'eau, la lumière, tout l'amour et toute la force qu'il lui faut pour grandir. Je souhaite que tu l'abreuves, jusqu'à ce qu'il devienne le plus haut et le plus majestueux de toute cette forêt. Et tout ce temps, si tu veux bien, je soufflerai pour toi. »
Ainsi, des jours et des nuits, loin des banquets sans fin qui animaient le Royaume, la muse se tint aux côtés de Darena, et celle-ci usa sans relâche de toute sa magie pour transformer l'arbrisseau en Roi de la Forêt. Elles vécurent simplement, hors des fastes du Royaume, dans les branches même de cet arbre. Puis, quand celui-ci dépassa la sylve tout entière, des visiteurs curieux vinrent à s'en approcher.
Rabaissés par les ogres, lassés de la meringue, nombreux enfants du Royaume de Trèfles cheminèrent jusqu'à l'arbre en rêvant d'un ailleurs. Quand leurs mains touchèrent le tronc du Roi de la Forêt, ils furent soudain envahis de force et de confiance. Dans la clairière, chacun fit pousser de quoi se sustenter et découvrit le plaisir singulier de cultiver son propre bonheur. Jamais aucun ne reprit le chemin du château.
Au bout de quelques saisons, la contrée des ogres se trouva désertée, le château désolé et le Royaume de Trèfles, alors, prospéra en secret, sous l'égide stoïque d'un roi bienveillant.
À B.C., ma muse.
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