3.8 - Utopie
Red referma l'ouvrage. Serrée contre elle, pensive, Snow ne décrochait pas un mot.
— Je ne me souvenais pas trop de cette histoire de bête, hasarda la rousse.
Comme sa compagne, toujours mutique, levait sur elle un regard insistant, elle poursuivit :
— Je me rappelais bien les muses et la méchante reine...
— Princesse.
— Et puis l'arbre, bien sûr. Tu vois, Darena refuse de faire les choses « juste pour faire plaisir ». Elle rêve de retenir l'attention de la reine, mais sans plier à ses exigences. Ses muses l'ont malmenée mais, à la fin, elle en trouve une qui comprend son souhait et l'aide à le réaliser. Ensemble, elles créent un monde où chacun œuvre à son propre bonheur. C'est le pouvoir de l'arbre : il te délivre des attentes du monde.
S'arrachant à la main qui avait entamé de lui caresser les cheveux, Snow se redressa d'un trait.
— Moi, je n'aime pas ce conte, affirma-t-elle.
— Vraiment ? s'étonna Red en suivant le mouvement. Mince... J'étais sûre qu'il te plairait.
Face à cette déconvenue, la brune tempéra un peu son avis :
— Ce n'est pas mal écrit. Ce n'est même pas foncièrement mauvais. Mais, dans le fond, qu'est-ce que ça raconte ? Si on y regarde bien, c'est l'histoire d'une frustrée qui veut faire mieux que sa sœur. Si Rewna n'était pas adulée par leurs parents, par tout le royaume, et même par la princesse, alors Darena s'en ficherait d'impressionner l'ogresse, non ?
— Eh bien, oui, j'imagine qu'il fallait une raison, concéda Red. Mais à la fin...
— Ces muses. Ce sont des instruments, toutes. Darena accueille Flamme seulement pour ses pouvoirs. Ça la dégoûte que Main-de-Fée se laisse violenter, mais elle n'intervient pas. Ça la dégoûte tellement qu'elle ne veut plus la voir. Et puis la Givrée... Elle la séquestre et s'en débarrasse, non ?
Red plissa les yeux, dubitative. Elle passa une main aimante dans le dos de sa belle.
— Tu vois vraiment le côté sombre, Flocon...
— Non, c'est littéralement ce que ça raconte. Les ogres n'ont mangé personne, au final. Ils sont orgueilleux, colériques, mais pas totalement injustes.
— Ils condamnent Darena...
— Parce qu'elle a fait une belle connerie. Elle a plongé tout le Royaume dans la famine. C'est elle, en fait, qui a tué des gens. Et puis sa sœur... Oui, je comprends. Les médailles, la rançon de la gloire. Une sorte d'avarice qui la transforme en bête. Mais Rewna n'a jamais rien eu d'autre que son don, que ce qu'on lui disait de faire. Forcément, dès l'instant où sa princesse et sa muse lui tournent le dos, elle perd la raison.
— Elle est quand même prête à tuer Darena...
— Et ? Nous aussi, on s'est retrouvées à jouer les bourreaux. Parce que quelqu'un nous a dit que c'était ça, le bon choix. Et dans ton cas c'était vrai. Darena ne pense qu'à elle. Elle se sert des autres et ne paie même pas pour ses fautes. Elle n'a aucune compassion. C'est elle qui aurait dû calmer la bête, pas une énième muse sortie de nulle part !
Excédée par ce vulgaire torchon, Snow se pencha et saisit furieusement sa tête entre ses mains.
— C'est...
— Arrête ! hurla-t-elle.
Face à la mine incrédule de Red, elle mesura l'outrance de son emportement et se ressaisit, un peu.
— Arrête... L'utopie de Darena, c'est tout l'inverse de ce dont tu rêves, Feu-follet. Un monde où chacun ne penserait qu'à soi. Toi, tu penses toujours aux autres. À moi, à Rosa, et même à des personnes qui ne le méritent pas. Toi, à sa place, tu aurais commencé par demander à l'ogresse ce qui lui ferait plaisir...
— Eh bien, oui, j'imagine.
Sans comprendre sa peine démesurée, Red enveloppa les épaules de Snow dans le drap puis, de ses bras musclés, fit barrage au chagrin.
— Ça ne devrait pas te mettre dans un état pareil, Flocon. C'est juste un petit conte que quelqu'un a écrit comme ça.
— Comme ça ? Tu en es sûre ? L'ogresse, la bête, et même les muses, aucun n'a une fin heureuse. Cette histoire-là, tu vois, ce n'est pas un petit conte. C'est le délire de quelqu'un qui en veut au monde entier... Sauf à Aigrette.
Snow se redressa soudain, comme un diable dans sa boîte.
— B.C. … B.C. … Tu as une idée de qui c'est ?
— Belle Castle, bien sûr. C'est elle qui m'a donné le livre.
Mettre un conte à la morale si douteuse entre les mains d'une enfant mal dans sa peau ; qu'est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Nichée dans l'étreinte tiède de sa chère, Snow se demandait quel genre de pouvoir pouvait exercer un tel récit.
Charmée par sa lecture, la petite Red s'était mise en quête du havre de paix promis par le Roi des arbres, avait arpenté la forêt et découvert cet orme. Tous ses chagrins, tous ses secrets, elle les avait traînés jusqu'au fond des bois, là où personne ne risquait de lui tendre la main.
Enfin, Snow souffla et enlaça en retour celle qui, en dépit de son égoïsme et de toutes ses fautes, n'avait jamais cessé de l'épauler. Elle embrassa sa joue, puis murmura à son oreille :
— Je te demande pardon, Feu-follet. Tu sais comment je suis... Je déteste Darena, parce que j'ai peur de lui ressembler.
Un autre baiser. Un battement fou cognait, quelque part au creux de leurs poitrines. Son cœur ou celui de Red ? Snow n'en avait plus la moindre idée.
— C'est une histoire de ton enfance, exhala-t-elle, un conte qui t'a marquée. Et en le lisant, je crois que j'espérais te connaître un peu mieux. Mais ce que j'y ai compris m'a déplu. Je ne vais pas te laisser cautionner mes défauts sous prétexte que j'ai souffert. Et, surtout, toi et moi, je refuse qu'on s'exile.
Une larme anonyme roula entre leurs joues.
— Tu dois me faire une promesse, Red. La prochaine fois que tu te sentiras mal, que tu auras peur d'imploser, viens me voir, parle-moi, raconte-moi tout. Ne garde pas tout pour toi. Et moi, je te jure qu'on vivra dans un havre de paix : pas en fuyant le monde, mais en lui donnant une chance.
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