3.13 - Figures

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La neige fondait de jour en jour. Les bottes s'enlisaient dans cette fange grisâtre, cadavre d'un hiver qui, en ce début d'avril, refusait obstinément de laisser place au printemps. Passée la porte des Marvel, les deux jeunes filles ôtèrent prestement leurs chaussures crottées. Lorina les accueillit, tout sourire, visiblement ravie de découvrir sa fille en compagnie d'une amie. Snow cligna des yeux à sa vue, médusée de ce que la joie seule pouvait métamorphoser une froide gorgone en beauté hypnotique.

La mère d'Alice s'en retourna d'une mine satisfaite à la cuisine, d'où émanaient déjà les effluves de bergamote. Sans vraiment y prendre garde, Snow s'avança dans la pièce. Sur la table, les tasses encore vides aux soucoupes assorties se bousculaient sur un petit plateau, déjà chargé d'une belle boîte de pâtes de fruits.

Avant que Lorina n'eût empli les tasses et Alice emporté le plateau, l'invitée s'empressa de prendre un siège. Elle ne tenait pas à déguster une fois de plus son thé entre l'ours borgne et les poupées livides. En outre, si le mutisme ne s'en était mêlé, l'Originale aurait sans doute eu bien des choses à raconter. Il fallait donc trouver le moyen de les apprendre en silence.

Comme sa mère se réjouissait de les voir s'attabler et servait trois tasses du breuvage bouillant pour s’asseoir avec elles, Alice dut renoncer à gagner la chambre où se languissaient ses amis imaginaires. Lorina, remarquant que sa fille faisait la moue, signa quelque question.

— Non maman, rien de spécial. J'ai accompagné Snow aux archives parce qu'elle cherchait un journal. Tu étais là, toi, quand le manoir des Delogre a pris feu ?

Madame Marvel secoua la tête.

— Mais vous connaissiez Andrea, insista Snow. Vous étiez amis. Est-ce qu'il vous a laissé quelque chose ? Un manuscrit ? Une photo ? Une fleur, peut-être ?

La femme baissa les yeux sur sa tasse et s'immobilisa, comme transie, dans une réflexion qui paraissait sans terme. Son éclat se fana en même temps que son sourire. Ses iris pâles se voilèrent, aussi opalins que l'écume à la surface du thé.

— Ça lui arrive, parfois, expliqua Alice. Maman est là, mais plus vraiment. Au bout d'un moment, elle revient.

— Ça peut durer longtemps ?

— Plus d'une heure parfois, mais rarement.

Puisque Lorina n'était plus tout à fait là, Snow bascula sans remords sur un autre sujet.

— À quand remonte ton premier rêve ?

— J'avais neuf ans. L'année où Belle a épousé Erwan. C'était la première fois qu'un de mes rêves disait l'avenir. Je crois que c'était l'homme au chapeau. Ils étaient amis depuis longtemps, mais personne ne les imaginait mariés. Personne ne me croyait.

Snow but une gorgée. L'infusion avait délivré un arôme parfait ; Lorina savait y faire, et Snow regrettait bien de ne pouvoir la complimenter, à l'instant.

— Est-ce que tu as parlé de ton rêve aux mariés ?

— Évidemment. C'est du gâchis. Belle est le moins bon lot de la famille Castle. Erwan aurait mieux fait d'en prendre une autre, mais c'était le seul moyen pour lui d'être heureux.

À ces mots, Snow manqua de s'étouffer avec son thé.

— Peux-tu me dire ce qu'il y a d'heureux dans leur mariage, au juste ?

L'homme au chapeau m'a dit qu'ils ne pouvaient pas vivre l'un sans l'autre, qu'ils baigneraient dans l'euphorie jusqu'à la fin des temps.

— Grâce aux plantes, c'est sûr, souffla Snow. Le nom de Phil, ça te dit quelque chose ?

Un rictus narquois plissa les lèvres d'Alice.

— C'est plutôt étonnant que toi, ça ne te dise rien. Ton amoureuse est en sa compagnie en ce moment-même. Le Docteur Philippa Drake, la fille du maire.

Snow déglutit. Cette Madame Drake donnait-elle aussi à Red de ces étranges remèdes à faire parler les meubles ? L'adolescente s'inquiétait soudain de savoir son aimée en si obscure compagnie.

— Est-ce que c'est un bon médecin ?

Le sourire d'Alice s'élargit, presque rieur.

— Ne t'inquiète pas pour ta chérie. Philippa a été infirmière de guerre en Europe quand elle était toute jeune. Elle a opéré à cœur ouvert dans des sous-sols bombardés. Elle est restée étudier la psychiatrie en Allemagne. On raconte même qu'elle a épousé un uranien, là-bas. En tout cas, quand elle revenue, elle était seule et s'appelait Drake. Son père ne lui adresse plus la parole, depuis. Ou peut-être que c'était plus tard. En tout cas, Philippa connaît son métier. La seule pour qui elle ne peut rien, c'est cette pauvre Thalie.

— Thalie ? répéta Snow en croquant dans une pâte de fruits.

Le sucre la tenait alerte et lui calmait les nerfs.

— Thalie Briarose, spécifia Alice. Je t'ai déjà parlé d'elle. On l'a retrouvée inconsciente quand elle avait seize ans. Elle est toujours dans le coma à la clinique. C'est Philippa qui veille sur elle depuis tout de temps.

— Combien de temps ?

— Quatre ans.

Y avait-il encore espoir qu'elle ouvrît les yeux, après toutes ces années ? Snow se demandait cependant si la brillante Philippa et ses herbes magiques n'avaient pas quelque chose à voir avec ce sommeil sans fin.

— Tu as rêvé de Thalie ? demanda-t-elle sans douter de la réponse.

— Oui. Et personne n'a voulu m'écouter. J'ai répété à Philippa qu'elle ne se réveillerait pas, à sa famille aussi. Personne ne m'a écoutée. Personne ne veut la débrancher.

Snow frémit à cette idée. Une seconde pâte de fruit la revigora un peu, le breuvage chaud noya l'angoisse.

— Une autre tasse ? proposa Alice sitôt qu'elle reposa la sienne.

Snow poussa sa soucoupe vers le centre de la table, à portée de la théière que soulevait avec précaution son hôte.

— Qui d'autre ? De qui d'autre as-tu rêvé ?

— Les Devair. J'ai dit à Ashley de retenir ses parents, qu'ils ne devaient pas prendre la route. Ils n'ont pas écouté. Ça ne les a retardés que de quelques heures. Les voies étaient impraticables...

Au son de la voix qui se cassait, Snow dissimula son embarras dans l'infusion fumante. Alice paraissait sincèrement attristée par l'accident, les doigts crispés sur sa tasse encore pleine. Les lèvres tremblantes, elle chassait d'un sourire grimaçant la larme timide qui perlait au coin de son œil.

— Il y a eu les femmes d'Henry aussi. Presque tous les ans, à la Saint-Valentin. Je leur ai dit de s'enfuir, mais avec toute cette neige, elles ne le pouvaient pas. Elles se sont volatilisées, et on ne les a jamais revues.

La détresse déformait progressivement le visage de l'oracle impuissante, Snow crut bon de la rassurer :

— J'ai parlé à deux d'entre elles au téléphone, elles sont vivantes.

— Non, ce n'est pas possible. Henry les a tuées... À moins qu'elles soient parties ?

— Missy a envoyé à Rosa une carte postale de Venise. Je te la montrerai, si tu veux. Tu verras.

Toute haine évaporée, elle lui parlait doucement, comme on console un enfant après un mauvais rêve ; comme son père ou Queen l'avait consolée autrefois.

— Il y a eu Hansy et Garett. Tu te souviens ? Queen les as tués, eux aussi. La maison en pain d'épices...

— Queen n'a tué personne. Ni Hansy, ni Garett, ni moi. C'est pour elle qu'il fallait s'inquiéter, tu comprends ? C'est à cause de la disparition des deux petits qu'elle a dû déménager, n'est-ce pas ? Tout le monde la pointait du doigt. Et moi je l'ai... tu sais. Tu vois une meurtrière ? Moi je ne vois qu'une victime.

Alice bascula la tête en arrière, bien décidée à empêcher cette larme de couler. Comme si cela pouvait encore la soulager, elle enchaîna :

— Avant eux, il y a eu leur sœur, Cress. Tu sais, celle qu'on a retrouvée pendue par les cheveux. Les Greenpea ont perdu leurs trois enfants. Ils ne m'ont jamais écoutée ! C'était à Pâques d'ailleurs... oui... Le Lapin m'avait prévenue. Il avait dit qu'elle essayerait de se faire du mal, qu'il fallait l'enfermer, mais surtout au rez-de-chaussée. S'ils avaient obéi, elle ne se serait pas pendue aux barreaux de sa fenêtre !

Alice se redressa, le visage transfiguré par une terrifiante gaîté. Ces mots eux-mêmes contredisaient cette hideuse façade :

— Pourquoi personne ne m'écoute, hein ? Pourquoi personne ne me prend au sérieux ? Toi tu m'as écoutée. Toi, Red, et Erwan. Vous, vous êtes des gens bien.

Snow n'appréciait guère être associée de la sorte au boucher colérique. Cependant, à cause de la démence qui gagnait la prophète, démentir ses croyances lui paraissait dangereux. Alors elle s'abstint. Elle aspira une énième gorgée de ce thé, qui commençait à l’écœurer. Il avait refroidi et elle le digérait presque aussi mal que ces sordides histoires.

— Tu veux encore un peu de...

Avant qu'Alice pût proposer une autre tasse qu'elle n'aurait su accepter, Snow fut secourue par le souffle rauque de Lorina, subitement de retour parmi les lucides. La petite aux yeux rouges tira de sa poche une montre à gousset.

— Quinze minutes. Tu as vu de belles choses, maman ?

Sans faire cas de la question de sa fille, Lorina bondit comme un ressort et disparut dans le salon. On l'entendit remuer des placards, déplacer l'argenterie, renverser les fourchettes, pousser des livres et des bibelots. Puis, enfin, elle revint en agitant fièrement l'objet de sa quête : un paquet de cartes.

L'épouse Marvel regagna la table, déposant au passage un baiser sur la joue humide de sa petite chérie. Une fois assise, elle entama de battre les cartes.

— Maman fait de la magie, annonça fièrement Alice.

La soi-disant magicienne fronça les sourcils.

— Pardon, de l'alchimie : rien ne se perd, tout se transforme.

Les doigts blêmes de Lorina fendirent le paquet et en tirèrent, au hasard, la reine de carreau et le valet de trèfle. Elle les pressa entre ses mains et, lorsqu'elle rouvrit les paumes, ne s'y trouvait qu'une unique carte : l'as de cœur.

Snow, qui n'avait rien entrevu du possible trucage, écarquilla les mirettes. Elle demanda à inspecter les cartes, qui reparurent mystérieusement, peut-être sorties de la manche, mais l'illusion était parfaite. L'adolescente les observa sous tous les angles, les tordit en tous sens, mais elle ne décela aucun signe de tricherie. Seul un détail étrange la frappa, alors qu'elle s'apprêtait à retourner le jeu à sa propriétaire. Elle avait beau ne pas se souvenir de tous les prénoms des figures, elle savait bien que la dame ne s'appelait pas Lianor. Quant au valet de trèfles...

— C'est Lancelot, non ? Pourquoi celui-là s'appelle-t-il Naader ?

Pour seule réponse, Lorina lui ôta la carte des mains, la brandit bien droite devant ses yeux. Craquant une allumette, elle mit le feu au valet. Snow vit la carte partir en cendres, comme elle avait vu le Chat ce soir-là. Avec la même certitude, aussitôt bousculée. Car, en passant la main dans le dos de la jeune fille Lorina fit reparaître le valet de trèfle, tout juste consumé, qui semblait la narguer de ses paupières plissées.

Snow cligna des yeux. Sans se laisser distraire, elle demanda encore :

— D'où vient ce jeu ?

Cette fois, Lorina signa une réponse qu'Alice, la figure de poupée enfin lavée de ses chagrins, s'empressa de traduire :

— C'est le jeu de papa.

D'ailleurs, Orson rentrerait-il bientôt ? L'invitée n'eut guère le temps de s'en inquiéter. Un cri la fit tressaillir : le coucou du palier sonnait dix-huit heures. Déjà. Avec un peu de chance, Red en était encore à sa consultation. Quoique. Désormais au fait des prescriptions peu légales que dispensait Philippa Drake, Snow doutait des bienfaits de ces visites médicales.

Poliment, elle invoqua l'urgence d'aider Rosa à préparer le repas et quitta le foyer des Marvel. Alice lui en avait divulgué bien plus qu'escompté. À chaque nouvelle révélation, une ombre insoupçonnée surgissait pour mettre à mal toutes les théories qu'elle avait échafaudées. Malgré cela, Snow sentait qu'elle touchait du doigt le vrai mystère d'Hartland.

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