3.23 - Red
Red tournait en rond comme un lion en cage, entortillant compulsivement sur l'index sa crinière rougeoyante. L'inquiétude la rongeait. Snow ne lui avait rien dit du plan qu'elle comptait mettre en œuvre et, quoiqu'elle lui fît entièrement confiance, sa petite amie ne pouvait s'empêcher de redouter le pire. Un mauvais calcul, un moment d'égarement, la naïveté même : tant de choses pouvaient mettre à mal la tactique gardée secrète. L'unique mission que Red s'était vue confier consistait à ne tuer personne ; tâche qu'elle n'aurait nul mal à accomplir en se terrant comme promis à l’appartement. Elle enrageait de se trouver ainsi écartée des opérations, s'alarmait à l'idée que les choses pussent mal tourner. Elle avait pourtant juré de ne pas mettre le nez dehors. Impossible d'intervenir sans rompre cette promesse...
Les nerfs à rude épreuve, elle décida finalement de se rendre utile. Il existait au moins une personne à qui elle pouvait prêter main-forte sans quitter le domicile. Elle descendit donc dans l'atelier où elle trouva, comme attendu, sa grand-mère affairée à sa machine. Avec quelle précieuse robe Rosa entendait-elle trouver grâce auprès de sa fille, aujourd'hui ? Qu'espérait-elle encore sauver de sa relation avec Ruby ?
Certaine que la couturière s'était levée aux aurores pour assembler la tunique du pardon, Red fut bien surprise de la découvrir assise face au costume trois pièces dont elle brodait la poche d'un petit écusson. L'adolescente intriguée s'enquit de cet ouvrage. Elle apprit que la veille, tandis que Snow et elle mettaient leur différends à plat, la vieille dame avait reçu la visite d'un postier portant un bon de commande. En plus d'une généreuse avance, l'expéditeur avait fait livrer à Rosa le tissu, les patrons et des croquis d'une belle précision. Il exigeait seulement que le costume, vert empire, fût prêt d'ici la fin de la matinée, ce en vue de quoi la tailleuse s'échinait sans ménagement depuis l'aube.
Elle avait beau prétendre que la somme versée forçait le zèle, Red n'était pas dupe. Connaissant sa grand-mère et devinant l'humeur qui l'animait ce jour, elle comprenait bien que se noyer dans le labeur lui évitait avant tout de songer à Ruby, aux retrouvailles amères qui surviendraient tantôt.
Rosa avait mis tant de cœur à la tâche que l'ouvrage était presque achevé. Elle demanda seulement à sa jeune assistante de dégainer le mètre pour vérifier les ourlets tandis qu'elle terminait de filer le blason orné d'un trèfle à quatre feuilles.
À la vue de ce dernier, Red fronça un sourcil :
— Qui a passé la commande ?
— Le bon est à l'ordre de la Clover Society. Ils sont partout, ces temps-ci ! Pas plus tard qu'hier, Hameln voulait convaincre Snow de leur céder les parts du Old Hart qu'elle hériterait de Queen...
— Tu connais des gens de la Clover, toi ?
— Pas que je sache. Mais on n'a pas à se plaindre, le loyer a baissé depuis qu'ils ont racheté la boutique. À ce qu'on raconte, ils possèdent presque toute la ville.
Abasourdie, l'adolescente manqua de se piquer à l'aiguille dont elle fignolait une retouche. Bien sûr, le nom de ladite société lui était familier. Non seulement s'agissait-il de celui de fameux casinos, comme put le lui confirmer sa grand-mère, mais on le trouvait aussi placardé sur l'intérieur de la porte du compteur électrique, juste au-dessus du numéro du propriétaire – à contacter en cas de besoin. À l'inverse de Byron Wolf, la Clover Society brillait par sa réactivité, sa compréhension et sa facilité à concevoir des compromis. Depuis le changement de locateur, Rosa n'avait plus craint d'être mise à la porte.
— Je ne pige pas, lâcha Red. Pourquoi des patrons de casinos investissent dans une bourgade paumée ?
Reculant d'un pas pour contempler son chef-d’œuvre sur le mannequin, la vieille dame haussa les épaules.
— Pour une raison ou une autre, ils y sont attachés. Dans le fond, c'est une bonne chose qu'ils fassent vivre nos petits commerces.
Red se renfrogna. Ce vilain trèfle la narguait du haut de la pochette. Cela ne lui inspirait rien qui vaille.
Pour couronner le tout, à peine son travail accompli, la satisfaction de Rosa laissa la place à l'angoisse qu'elle avait si obstinément refoulée. Ruby débarquerait dans moins de deux heures, pour peu que les routes fussent suffisamment praticables. Prétextant d'aller vérifier l'état de la chaussée à l'entrée de la ville, la couturière laissa à sa petite-fille les clefs de la boutique et la chargea d'accueillir le coursier qui viendrait bientôt récupérer le costume.
— Laisse-le sur le mannequin, insista-t-elle. Le client a demandé à ce qu'il soit vérifié avant d'être emballé. Tu sauras le plier ?
— Bien sûr. Moi, mes mains ne tremblent pas.
Red regretta illico cette pique acérée. Elle était cependant bien consciente qu'avant-même d'avoir gagné l'entrée du village, sa grand-mère bifurquerait au Blue Bird pour soigner son manque et soulager ses remords.
Fidèle à elle-même, Rosa ne lui en tint pas rigueur et la laissa en toute confiance. La jeune fille demeura seule derrière le comptoir. Le bois vernis, rajeuni d'un coup de peinture, avait toujours les mêmes rides. D'une strie à l'autre, la caresse de sa main ressassait en tremblant l'humiliation passée, une douleur fantôme lui gonflant les entrailles.
Bien vite, Red s'écarta. Inspirant à pleines narines, elle huma l'air de la boutique. Il n'était plus tout à fait le même depuis qu'une certaine beauté brune y déambulait chaque jour, répandant tantôt les notes de chèvrefeuille de son eau de toilette, tantôt des effluves pâtissières. Un arrière-goût sucré lui tapissa le palais, les souvenirs en rafale de leur nuit passionnée.
Red se mordit la langue.
— J'espère que tout va bien, Flocon...
À peine soufflait-elle cette anxieuse prière qu'on toqua à la porte.
Probablement le coursier.
Somme toute, Red se réjouissait qu'on ôtât de sa vue le costume au trèfle moqueur. Elle tira donc la chevillette de la porte verrouillée, et la bobinette chut. Ouvrant le battant, ce ne fut toutefois pas un facteur qu'elle rencontra, mais Ashley, qui tenait à deux mains une robuste cognée.
— Eh, Ash, t'as pris l'expression « enterrer la hache de guerre » un peu trop au pied de la lettre, je crois.
Les yeux de la blonde luisaient d'une improbable fureur.
— Je ne viens pas en paix.
Annotations