Janvier 2054

Loïc passa les dés à son ami. Le matin-même le jeune garçon de 10 ans avait téléphoné à Quentin pour lui proposer une après-midi « jeux de sociétés » que le jeune homme avait accepté avec grand plaisir. Loïc adorait ce genre de jeux mais à ce moment-là, en son for intérieur, il commençait à ressentir de la frustration liée à une pointe de colère. Il savait très bien que Quentin était en train de gagner et malheureusement pour lui, Loïc était ce que l’on appelle communément un mauvais perdant.

A quelques mètres d’eux, dans le salon attenant la salle à manger, sa petite sœur, Clara, était en pleine séance de coloriage. Johanna, leur maman à tous les deux était installée sur le canapé en train de bouquiner. D’une oreille distraite, elle écoutait les deux garçons jouer et Loïc commencer à argumenter sur les raisons pour lesquelles il était en train de perdre.

Soudain, à la vue de ses enfants paisiblement en train de s’occuper en ce dimanche après-midi, une pensée traversa l’esprit de la mère de famille. « Aujourd’hui, cela fait 3 ans que nous sommes arrivés ici » se dit-elle. « Trois ans que nous vivons notre meilleure vie, coupés de la partie gangrénée du monde ». En repensant à ce choix qu’ils avaient pris, à la proposition d’une toute nouvelle vie qu’ils avaient acceptée trois ans auparavant, Johanna se dit que son mari Luca et elle avaient probablement pris une des meilleures décisions de leur vie.

Jamais elle n’oublierait les mots de Luca lorsqu’il était revenu du travail ce jour-là pour lui annoncer la nouvelle :

• C’est une société très exclusive à laquelle peu de gens ont accès. On aura notre propre maison, il y a des commerces, des parcs et des lieux de détente réservés rien que pour les habitants de cette bulle. Pour le moment, seulement quelques familles sont déjà installées là-bas et seules les personnes avec le statut de membre peuvent y accéder. Les autres sont interdits d’accès. On sera totalement coupés du monde dans lequel on vit actuellement mais on pourra recréer des liens avec les autres membres de cette communauté. Et puis il y a cette règle totalement folle et innovante : les écrans sont totalement interdits dans les familles! Ils ne sont réservés qu’aux professionnels du secteur informatique. Tu y crois à ça ? On en a déjà tellement parlé, on pourrait sauver nos enfants de l’emprise de ces écrans, leur offrir un meilleur avenir. Ca vaut le coup d’essayer non ?

A l’époque, Johanna était un peu sceptique. Tout le monde avait eu vent de ce nouveau projet réservé à l’élite de la société mais tout plaquer de la sorte lui faisait un peu peur. Elle ne voulait pas que ces enfants deviennent des êtres totalement apathiques et accros aux écrans mais accepter cette proposition signifiait tout de même un gros changement, le fait de tout devoir laisser derrière eux. Et puis, elle avait peur de ne pas s’adapter. Clara et Loïc étaient encore très jeunes et n’avaient pas encore eu le temps de tomber sous l’emprise des écrans. Ce changement d’environnement et d’habitude à vivre ne serait pas trop difficile pour eux. Par contre, pour Luca et elle, eux qui avaient grandi et évolué parmi les écrans, la tâche s’avérait plus ardue.

Mais finalement, après plusieurs jours d’intense discussion, Johanna et son mari décidèrent d’accepter la proposition que leur avait fait l’entreprise de ce-dernier. Et depuis trois ans qu’ils étaient installés, pas une fois Johanna n'avait regretté son choix. Oui, la transition avait parfois été un peu difficile, mais le jeu en valait la chandelle. Ils protégeaient leurs enfants.

Johanna savait qu’ils étaient privilégiés et que peu de familles se voyaient offrir cette opportunité. Mais plus le temps passait et plus elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain dégout lorsqu’elle repensait au monde extérieur, à la société polluée par les écrans qu’ils avaient décidé de quitter. Tous ces gens totalement accros aux écrans, refusant de voir le mal qu’ils faisaient à la planète. Elle était contente de ne plus en faire partie et d’avoir pu en éloigner Loïc et Clara à temps. Elle n’osait pas imaginer ce que seraient devenus ses enfants s’ils étaient restés là-bas, au contact de toutes ces personnes.

« Ici, ils reçoivent la meilleure des éducations et peuvent évoluer, grandir et se développer dans un environnement sain. » se rappela avec joie Johanna.

Mais ce qui la rassurait le plus c’était de penser à leur sécurité le jour où à l’extérieur, tout s’effondrera. Le jour où, dans un futur proche ou lointain, le monde extérieur basculera dans le chaos, où une quelconque crise frappera et détruira tout sur son passage. Ce jour-là ses enfants seront en sécurité, eux seront sauvés, à l’abris dans ce petit monde, cette bulle. C’est tout ce qui lui importait.