I - Selma / Ali
Il y a deux ans de cela, Selma et ses frères, ses parents ont émigré de Kula, un petit village d’une centaine d’habitants, rattaché à la ville de Zenica, au centre de la Bosnie-Herzégovine pour venir à Besançon. Ce n’était pas une destination au hasard. Depuis la guerre du Kosovo, ils ont de la famille ici. Et ils savent que la ville abrite une forte communauté des Balkans.
C’est ainsi qu’ils ont emménagé dans un immeuble qui regroupe des émigrés d’origines diverses, serbe, croate, bosniaque, kosovare, albanaise, non sans rivalités, altercations et règlements de comptes périodiques. Dans l’exil, ce qui les unit semble plus fort que ce qui les divise, mais les limites sont très fragiles.
À l’étage au-dessus d’eux habite une famille chrétienne orthodoxe d’origine serbe. Le père est mécanicien chez Swatch. Ils ont trois enfants : un fils aîné et deux fillettes et fréquentaient la paroisse Saint-Basile dans le quartier Saint-Claude, avant le confinement.
Chez elle, ils sont cinq aussi. Son frère Ali, de vingt-deux ans, elle, qui en a dix-sept et un petit dernier de huit ans.
Sa famille à elle fréquentait la mosquée Souna, rue de Vesoul. Tout près du gymnase Saint-Claude. Mais elle est fermée pour l’instant.
Pour elle, ce n’est pas la joie. Elle a dix-sept et déjà on parle de la marier. Sa mère cherche un bon musulman dans leurs relations, quelqu’un qui ne deale pas et ne se drogue pas. Le métier importe moins. Heureusement, ça ne court pas trop les rues par ici.
Mais elle est inquiète. Au lycée en première, elle connaît des filles qu’on a mariées contre leur gré et qu’elle n’a plus revues ensuite. Adieu les études ! Finis les rêves de métier valorisant. Leur horizon : maternités à répétition, la soumission au mari et des tas d’interdits : ne pas fumer, ne pas boire, ne pas danser, ni écouter de la musique à la mode ou s’habiller sexy pour sortir. Peut-être même porter le voile, alors que chez elle, depuis son arrivée en France, elle ne le porte pas ! Bon, c’est vrai que maintenant avec la Covid et le masque, ça change un peu la donne !
Chaque jour ou presque depuis quelque temps, Selma s’arrange pour remonter à l’appartement vers 19 heures. Elle espère chaque fois croiser l’inconnu du dessus, mais son grand frère a vite éventé son manège. Ce soir, il l’a retenue par le bras sur le palier, avant qu’elle ne rentre à la maison :
— Tu fais quoi avec ce mécréant, p’tite sœur ?
— Mais rien du tout, t’occupe, est-ce que je te demande, moi, ce que tu glandes avec tes potes, dans les caves de l’immeuble ou en bas de la cage d’escalier ?
— Tu ne me parles pas comme ça, d’accord ? Ce serait risqué pour toi qu’on sache que tu fais la tepu avec un roumi. Parfois, il se passe des trucs dans les caves, comme tu dis.
— D’abord, je fais la tepu avec personne et toi, tu prétends me protéger, tu surveilles mes tenues, mes copines, mes sorties et tu veux me livrer à tes potes ? C’est dégueulasse ! Tu me lâches ou je m’arrache d’ici !
Joignant le geste à la parole, Selma se débat pour se libérer de l’emprise d’Ali et y parvient.
— Maman a raison. Il est grand temps de te trouver un mari pour t’apprendre la vraie vie.
— Bouffon, va !
L’ouverture de la porte par leur mère, attirée par les éclats de voix, met fin à la prise de bec, alors qu’Ali s’apprêtait à lever la main sur sa sœur.
— Qu’est-ce que vous faites à crier sur le palier ? Allez, rentrez. Après, on sera en retard pour la prière de Maghrib.
Chez Selma, on ne discute pas les ordres de sa mère. Même son père file doux.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, septembre 2020.
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