L'Homme transparent
Durant tout sa vie, on avait répété à Edmond qu'on ne le remarquait pas. "Parle plus fort ! Exprime toi ! Montre que tu es là !" Et Edmond le montrai, mais rien à faire, tout le monde s'en fichait. Il avait grandi entouré de gens qui ne lui accordaient qu'un regard, le temps de lui demander l'heure par exemple, et qui l'oubliaient de ci-tôt.
A force de rester dans son coin sans jamais chercher à se montrer au grand jour, Edmond avait compris qu'il était en réalité un homme transparent. La différence avec un homme invisible tenait du fait qu'un homme transparent, on le voyait mais on ne le remarquait pas. Et c'était là tout le malheur d'Edmond.
Tout petit déjà, ses parents avaient pris la mauvaise habitude de l'oublier partout où ils l'emmenaient. Edmond aurait bien pleuré pour signaler à ses géniteurs qu'il était là, mais le cri ne sortait pas de ses lèvres, alors il restait plusieurs heures en boule dans un coin jusqu'à ce qu'un adulte lui marche dessus et décide de prévenir les autorités compétentes.
En grandissant, Edmond était resté à l'écart de toute forme d'amitié. Il était le dernier choisi en sport, le remplaçant du terrain de foot, le dernier au courant de la moindre rumeur, la cinquième roue du carrosse, parfois même la sixième tant on le délaissait : la cinquième roue avait le mérite d'être de secours, mais qui voulait d'une sixième ?
Puis vint l'âge des amours. Les filles ne lui firent pas davantage de cadeaux que les garçons: elles aussi riaient et souriaient, mais pas un seul de ces marques d'affection ne lui était adressé. Pourtant Edmond était un grand romantique. Il trouvait toutes les filles belles, il parvenait même à déceler en elle une aura lumineuse, une sorte de rayon solaire qui s'émanait de leur corps tout entier pour se diriger droit vers la personne qui les intéressait. Edmond ne savait pas si cette lumière existait vraiment, mais il enviait tous ces garçons qui suscitaient autant l'intérêt féminin.
Un jour, il décida de forcer le destin. Il alla trouver Julie, la charmante fille du professeur de théâtre, pour se prendre son rayon de plein fouet. "Peut-être que baigné de lumière, elle me remarquera enfin !" Mais la stupeur fut de taille : la lumière émise par Julie ne le frappa pas, elle le traversa. Pire, le rayon lumineux se difracta : il pénétra par le ventre, effectua un virage à 90 degrés et ressorti par la côte, avant d'atteindre Matt, le premier de classe que tout le monde abhorrait. Le couple Julie/Matt fut officialisé le lendemain, à la surprise générale.
Ce jour là, Edmond réalisa enfin l'étendue des pouvoirs de son corps transparent. Et il les mis à profit.
Quelques années plus tard, il avait ouvert un cabinet en plein centre ville. Il jouait les entremetteurs, promettant au moindre jeune homme qui prenait rendez-vous d'obtenir un rencard avec la fille de ses rêves. Sa devise était : "Si vous voulez lui plaire, faîtes en sorte qu'elle vous remarque."
Lorsqu'un client avait formulé sa demande, Edmond allait trouver la jeune femme désirée. Il lui suffisait alors de détourner et difracter son rayon lumineux vers le romantique, et le tour était joué: les deux tourtereaux couleraient des jours heureux. Dans l'ensemble, il réussissait toujours ses missions. Bien sûr, il y avait parfois quelques échecs, comme lorsqu'il avait du annoncer à un adolescent que la jeune blonde qu'il convoitait n'avait d'yeux que pour une étrange ex journaliste, ou bien quand il comprenait que son client n'était pas armé des meilleurs intentions. Son travail n'était pas des plus moral, mais il s'en fichait: la vie avait été injuste avec lui, autant qu'il rentabilise sa malédiction.
Un jour pourtant, ce fut une femme qui vint frapper à sa porte. Il l'accueillit avec surprise.
-Vous êtes bien consciente que je ne traite pas avec les femmes ? lui expliqua Edmond lorsqu'ils se retrouvèrent face à face autour du bureau.
-Vous avez un problème avec les femmes ? s'offusqua l'inconnue.
-Non, bien sûr, répondit l'entremetteur avec un petit sourire. Mais voyez-vous, ma méthode repose sur la lumière que je vois émaner de la gente féminine uniquement. Alors à moi que vous n'en pinciez pour une demoiselle, je ne pourrai rien faire.
-Ce n'est pas ça, avoua la cliente. En réalité, je suis venu vous voir pour que vous m'aidiez à comprendre ce phénomène de rayons lumineux. Je les vois aussi et j'ai vite compris ce qu'ils signifiaient. En revanche, je ne comprends pas pourquoi aucun d'entre eux ne m'atteint jamais.
Edmond recula dans son siège, l'air songeur. Il avait devant lui une jeune femme qui semblait avoir le même problème que lui, pourtant elle ne semblait pas transparente. Mais comment en aurait-il pu être sur avec sa casquette vissée sur son crâne ?
-Votre nom, je vous prie ?
-Anna.
-Anna, pourriez-vous retire votre casquette ?
La femme s'exécuta, révélant à Edmond un joli visage rose aux beaux yeux bleus. Pourtant, quelque chose se démarquait : au milieu de son front était incrusté un miroir, une sorte de bijou d'aluminium bien trop grand pour être esthétique.
-Je crois que je comprends, murmura l'entremetteur. Anna, ce que vous avez sur votre front... Le trouve-t-on ailleurs sur votre corps ?
La jeune femme rosit, et hocha la tête.
-Tout mon corps est comme ça...
Edmond éclata de rire, un rire franc, nullement désabusé. Avant même que sa cliente ne puisse dire un mot, il entreprit d'enlever méticuleusement ses vêtements pour se tenir enfin, nu mais transparent, devant Anna, qui le fixait, éberluée.
-Vous voyez, je suis un homme transparent. Les rayons de lumière me touchent mais ils me traversent. Personne ne m'a jamais considéré à part pour son profit personnel. Laissez-moi deviner. On vous regarde, n'est-ce pas ? Les hommes, les femmes aiment vous avoir à leur côté, pas vrai ?
-Oui, avoua Anna, gênée.
-Vous êtes une femme miroir. Les rayons qu'on vous envoie ne font que vous frapper, mais sont réfléchis et reviennent droit sur leurs propriétaires. En vous regardant, les gens se sentent mieux. Surement voient-ils en vous une espèce d'être inferieur, qui les conforte dans leur supériorité !
Anna resta coite, mais n'en pensait pas moins.
-Ca ne m'étonne pas. Les gens sont juste bons à regarder ceux qui les intéressent, poursuivit Edmond, enflammé. Et vous, ma cher Anna, vous êtes un cas extraordinaire. L'incarnation même de l'égocentrisme ! Mais vous savez quoi ?
Anna secoua la tête, sentant elle aussi la petite flamme d'Edmond brûler en elle.
-Nous allons vous venger. Y a-t-il quelqu'un qui vous intéresse ? Nous allons le faire tomber raide dingue de vous.
-Il y a bien Théo... Nous sommes dans le même cours de poterie !
-Alors va pour Théo. Comme je ne vois pas ses rayons lumineux, il faudra que ce soit vous qui vous placiez directement sur leur trajectoire.
-Mais comment allez-vous faire ? Je vous ai pourtant expliqué mon problème !
-Oh, ce n'est rien. Il suffit de quelques outils !
Et Edmond s'enfonça dans sa réserve, d'où il revint très vite armé de pinceau et de peinture.
-En recouvrant vos miroirs, vous empêcherez les rayons de se réfléchir.
-Mais si ça marche, je pourrais intercepter les rayons de tout le monde !
-Exactement ! Pourquoi vous limiter à Théo ? Hommes, Femmes, tous peuvent être à vos pieds. Prenez le votre, et surtout, vengez-nous.
Edmond commença alors son ouvrage. Anna se déshabillait petit à petit, laissant apercevoir de plus en plus de miroir, que le jeune homme s'empressait de couvrir avec de la peinture. La tâche se révéla ardue: a peine la peinture posée, elle commençait à s'écouler, comme si elle refuser d'adhérer à la surface de la peau-miroir. Alors Edmond s'acharna, il passa aux crayons, aux feutres, au stylo, mais rien n'y fit, Anna restait désespérément chromée. La jeune femme se surprit alors à regarder Edmond avec un intérêt nouveau: jamais personne auparavant ne s'était donné autant de peine pour elle. De son côté, l'entremetteur s'entêtait. Il le faisait pour Anna, bien sûr, mais pour lui aussi. Il refusait qu'une autre personne que lui ne soit victime de ces gens trop parfaits, trop dédaigneux. Il s'était mis en tête de la colorer avec des aliments mixés quand il se stoppa net : un rayon lumineux venait de surgir du miroir frontal d'Anna, et se dirigeai droit sur lui. Interloqué, il se retourna pour savoir où le rayon poursuivait sa course, mais ne le vit pas.
Il baissa alors les yeux sur son corps, et fut frappé de stupeur: en coloriant Anna en vain, il s'était lui même sali : la peinture et l'encre s'étaient mélangées pour former sur son torse une tâche noirâtre, mais opaque.
Et le rayon frappait en plein dedans.
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