M-95 1
Un ciel rose fuchsia occupait l'arrière-plan derrière des branches lourdes de pierres bleues du jardin. Le parc visible de la position de Johanne différait radicalement de celui négligé de la veille.
Un juron dans une langue vaguement germanique fusa de la bouche du docteur et un adolescent repoussa la rebelle.
– Tu ne sais pas obéir ? On t'a dit de ne pas toucher.
– C'est bon, Joachim, je m'en occupe, le reprit aussitôt le docteur en approchant.
Johanne jeta un œil sur ses camarades et vit à leurs mines défaites qu'ils n'en savaient pas plus qu'elle. Elle respira profondément et constata que le choc passé, elle prenait la chose plutôt bien. Maintenant, le ciel et les fleurs intervertissaient leurs couleurs. Ok.
Le dénommé Joachim reparti à sa place, le dos droit et l'air agacé, la râleuse s'emportait contre le Docteur. Avec patience il l'encourageait à le suivre à sa table où tout serait expliqué. Qu'elle ne s'inquiète pas, l'interdiction d'ouvrir avant était justement pour éviter le choc. Qu'il comprenait qu'elle soit bouleversée.
Johanne trouvait agaçant l'agressivité de la fille et se retenait de lui dire de se taire. Visiblement, Ludovic partageait son sentiment et il intervint à son tour :
– C'est bon, calme-toi, il va nous expliquer, il t'a dit !
– Te mêle pas de ça ! claironna-t-elle.
La résolution du conflit vint de Nadou. D'une main calme, mais ferme, elle poussa les premières années à se rendre à la table du fond. Puis, elle prit à part la râleuse et l'emmena dehors en lui parlant doucement. La porte se referma sur les récriminations de la préadolescente.
À la table, attendait une femme dans la cinquantaine, avec un visage très pâle encadré par des cheveux blancs coupés au carré. Ses yeux aigue-marine les scrutaient à travers ses lunettes. Doki les rejoignit en replaçant un sourire chaleureux sous sa moustache.
– Bonjour à vous, jeunes arrivants dans notre grande maison ! Je vous en prie, servez-vous pendant que je vous fais les présentations. Nous nous sommes rencontrés hier soir, pour rappel : le Docteur ou Doki. Est parmi nous ce matin, ma collègue et codirectrice de cet établissement : la Doctoresse ou Esse, comme le crochet !
Il mima avec l'index recourbé, un crochet et descendit la main d'un geste bref. La Doctoresse se pointa du doigt et répéta le même geste. Puis, elle plaça sa main devant sa bouche et l'éloigna vers eux.
– Esse vous dit bonjour.
Ils lui rendirent son salut, Johanne tenta de l'imiter et obtint d'elle signe bref de la tête en guise d'approbation.
– Vous comprendrez que l'enseignement de la Langue des Signes Française sera obligatoire. Ce sera d'ailleurs votre premier cours avec Char…
Esse donna un coup sur la table en le foudroyant du regard.
– …le professeur Fraise. Avez-vous eu le temps de vous présenter les uns aux autres ? Non ? Faites donc un tour des prénoms !
Ils s'exécutèrent. Johanne retint le nom de Léopoldine – la blonde huppée – et de Zacharie, un garçon dont l'avant-bras gauche se résumait à un moignon. Elle s'efforça de détourner le regard pour ne pas se montrer insistante.
– Et notre jeune vindicative discutant avec Nadou s'appelle Maurine, conclut Doki. Essayez de bien vous entendre. Allez, mangez donc ! Vous l'avez constaté désormais, nous ne sommes plus sur la Terre. Il conviendrait de parler de monde parallèle.
– Comme dans la science-fiction ! s'exclama Ludovic avec enthousiasme.
Doki rit.
– En effet. Ce monde a été appelé M-95 par ses découvreurs.
– C'est naze, commenta à mi-voix quelqu'un.
Le docteur n'en tint pas compte.
– L'atmosphère est suffisamment différente pour modifier la couleur du ciel, mais assez proche pour que nos organismes s'y habituent. Les vaccins que vous avez reçus avant de venir vous protégeront de virus que vous avez identifié ici. La nourriture que nous consommons vient en partie de notre potager, nous importons le reste. Vient maintenant la question plus pertinente de pourquoi un pensionnat d'orphelins.
Tous les regards étaient braqués sur lui.
– Les Andréides, comme celui que vous avez pu voir dans l'entrée, viennent de ce monde-ci. Rassurez-vous ! s'empressa-t-il d'ajouter en levant les mains. Vous ne risquez rien dans les limites du pensionnat. Nos défenses sont solides ; depuis dix ans que nous sommes ici, rien d'extérieur n'a pu menacer la sécurité de nos pensionnaires. Notre académie a pour rôle d'étudier le développement d'adolescents dans cet environnement, en vue d'envisager une colonisation lorsque le problème des Andréides sera réglé. Nos premiers tests nous assurent que la vie est possible, sinon vous ne seriez pas là. Quant à vous, vous relevez de plusieurs critères spécifiques : le principal est que vous êtes tous orphelins… mes condoléances. Le temps me manque pour vous expliquer en quoi ce point est primordial pour nos études. Ce qui est important pour vous, c'est que nous pensons pouvoir vous aider à exploiter votre plein potentiel dans cet environnement très particulier. Bien sûr, vos premiers mois seront dédiés à déterminés quel est le potentiel de chacun et comment le stimuler. Vous serez donc amenés à participer à des ateliers et cours divers et variés pour repérer vos points forts et préférences. Nous nous enorgueillissons également d'une pédagogie moderne et dynamique.
»Comme l'académie est bien située et protégée, elle sert également de point d'ancrage et d'étude pour le combat contre les mécaniques. Charge qui incombe à ma collègue et codirectrice.
Esse inclina la tête avec fierté.
– On sera formé à se battre contre les Andréides ? coupa Ludovic.
– Vous êtes des adolescents, votre rôle est de grandir et de vous instruire ! Vous serez formés aux arts martiaux et seuls ceux qui souhaitent pourront s'engager dans le combat. Concentrez-vous sur votre rôle d'apprenants, nous ne vous forcerons jamais à devenir des soldats.
– Moi, je le veux, affirma le garçon le regard brillant.
– Moi, j'aimerais étudier les Andréides, c'est possible ? demanda Johanne.
La Doctorsse se montra aussi ravie que si elle lui avait fait un cadeau. Elle effectua une gestuelle rapide.
– Esse sera enchantée de te compter parmi mes apprentis chercheurs ! traduit Doki. Reprenons avant la sonnerie : vos Amci ne captent que notre réseau local. Par un procédé que je ne détaillerai pas, nous avons une connexion avec certains serveurs de la Terre. Si vous avez accès à quelques sites pédagogique et ludique, vous ne pouvez contacter personne sur Terre. Les correspondances avec vos familles se feront par courrier postal… à l'ancienne ! Des questions ?
– Si je comprends bien, nous serons des cobayes ? accusa Léopoldine.
– Notre étude porte sur vos résultats, pas sur vous. Je ne vous ferai porter des électrodes que pour vérifier votre santé, pareil pour les prises de sang. Ce qui m'importe est que vous parveniez à exploiter votre potentiel, voilà ce que j'étudie.
Une cloche sonna, marquant le début des cours.
– Une dernière chose avant de partir : tout ceci est confidentiel, vous ne devez en aucun cas en faire part à vos familles. Secret d'état ! Passez une bonne journée, lança à la canonnade le docteur.
La Doctoresse les salua de la main.
– Fascinant, commenta Kouakou.
– Horrifiant, fit la petite voix de Rebecca.
– Stimulant, ajouta Johanne. J'espère que leur pédagogique dynamique l'est vraiment ! Et qu'on en apprendra plus sur les Andréides !
– Je ne veux pas apprendre à me battre, se plaignit Rebecca.
– Tu as entendu, tu ne seras pas obligée de te battre.
– Mais ils nous enseigneront les arts martiaux, insista-t-elle.
– J'avoue que je m'en passerai également, reconnut Kouakou.
– Étudier les arts martiaux et se battre sont deux choses différentes, affirma Johanne. C'est un sport, avec ses règles de discipline et de respect.
La voix autocratique de Léopoldine s'éleva dans leur dos.
– C'est tout ce qui vous dérange, vous ? Être étudiés comme des rats de laboratoire ne vous dérange pas ?
Johanne hocha les épaules.
– S'ils ne regardent que nos notes, c'est comme au collège.
– Pour ma part, j'accepte volontiers d'être étudié si cela peut faire avancer la science, affirma Kouakou.
La réponse de Rebecca se perdit sous le regard farouche de Léopoldine.
– Vous vous satisfaites de peu et acceptez sans broncher qu'on se passe votre avis. Typique de la classe moyenne.
– J'appartenais plutôt aux classes laborieuses, grommela Kouakou sans être entendu.
Le sang tourna dans les veines de Johanne.
– Arrête de faire ta bourge ! Comme si tu avais plus le choix que nous !
Des larmes apparurent dans les yeux gris de Léopoldine et elle les dépassa en courant.
– Ce n'était pas gentil, reprocha Rebecca à Johanne avant d'aller la rejoindre.
Johanne s'en voulait déjà. Elle ne connaissait pas l'histoire de cette fille, Léopoldine pouvait avoir perdu ses parents depuis peu et être encore dans la phase de colère. Les phases du deuil avaient tellement été rabâchées à Johanne qu'elle ne savait plus si elle était passée par-là ou si elle l'avait imaginé. En tout cas, elle se souvenait d'une époque où elle criait sa colère sur tout et tout le monde, à commencer par elle-même.
– Elle nous a insultés en première, râla-t-elle pour la forme.
– Je ne te jette pas la pierre, affirma Kouakou, en revanche il serait bon que nous nous dépêchions…
(suite du chapitre dans la partie 2)
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