Brute et alitée 1
Dès le lendemain, les soldats anti-andréides effectuèrent plus de sorties que d'habitude. Une tension régnait parmi le personnel encadrant et Titi effectuait des allers-retours constants entre M-95 et la Terre.
Johanne et Kouakou se précipitèrent à la salle des professeurs pour savoir ce qui arrivait. Ils ne trouvèrent que Willow remplissant des mots croisés. Le petit professeur au genre indéterminé leva vers eux un regard absent rehaussé de crayon noir. Johanne ne savait pas si c'était une bonne idée pour lui de faire cela car cela éclaircissait encore ses yeux d'un bleu délavé. Mais peut-être aimait-il accentuer son air constamment rêveur.
L'enseignant d'humanité cligna des paupières et les repéra enfin.
– Est-ce déjà l'heure de mon cours ? prononça sa voix chantante.
– C'est la récréation, répondit Kouakou.
– En cinq lettres, le nom d'un médecin égocentrique d'une série américaine du début du 21è siècle.
Johanne et Kouakou se regardèrent.
– Professeur, nous voulions savoir ce qu'il se passe ?
Willow se frotta le visage avant de se lever, son expression paraissait un peu plus présente.
– À quel sujet ?
– Les soldats anti-andréides sont agités.
– Oh, on a repéré des affrontements entre Andréides qui se déroulent non loin d'ici, expliqua le professeur comme si c'était une banalité.
– Ils vont arriver jusqu'au pensionnat ? s'inquiéta Kouakou.
– Nous ne le permettrons pas. Allez-donc profiter de la pause !
Une réflexion naquit dans l'esprit de Johanne. Dans quelle mesure les enseignants n'étaient pas eux-mêmes entraînés au combat ? Elle interrogea Kouakou.
– Je pencherai plutôt vers l'hypothèse que tous les enseignants disposent d'une formation leur permettant de contribuer à l'étude ou à la défense contre les Andréides. Le combat n'est pas la seule manière de lutter.
– Donc les Andréides se battent entre eux.
– Il semblerait.
Le dernier cours de la journée sauta pour tous les élèves. On leur interdit aussi l'accès au parc. Par les fenêtres, ils entendaient les moteurs des véhicules de la brigade. Quelques coups de feu explosèrent. En tendant bien l'oreille, on pouvait percevoir le son de métal s'entrechoquant.
Nerveux, les élèves se tassaient tous dans les deux salons qui manquaient de place pour tous les accueillir. Les délégués avaient les nerfs à vif et la réprimande facile. La connexion internet faisait des siennes, Johanne et Kouakou se rabattirent sur les bibliothèques.
Se sentant devenir claustrophobe, la fille piocha d'abord dans des livres de paysages. Puis bascula sur un ouvrage de photographies. Se baladant dans les visages d'Inde elle se releva et alla voir Rebecca.
– Je peux te poser une question ?
– Bien sûr…
– Tu viens déjà de le faire ! commenta, hilare, Zacharie un peu plus loin.
Johanne leva les yeux au ciel.
– Tu viens de quelle région d'Inde ?
– Je suis française, répondit Rebecca avec prudence.
– Non, ce que je veux dire c'est de quelle origine ?
– De Pondichéry, par ma mère.
Johanne fit défiler les pages pour trouver des photos de cette région.
– Chouette, merci ! Oh, je ne savais pas que les Indiens pouvaient être aussi sombres.
– Montre.
Rebecca prit le livre et montra une femme. Léopoldine se pencha pour regarder.
– Ma mère avait son teint de peau. Ma famille maternelle l'a reniée quand elle a épousé mon père. Tu sais, il est aussi blanc que toi. Mes grands-parents doivent ressembler à ces vieux, là… Je peux garder le livre ?
Johanne accepta et alla s'en chercher un autre.
– Tu veux des photos d'Afrique ? plaisanta Kouakou quand elle revint vers lui.
– Une prochaine fois, là, je vais dans l'espace !
Elle lui montra un ouvrage de moyenne taille sur les galaxies.
La crise s'acheva le soir. On les réunit dans le réfectoire, un peu avant le dîner pour leur faire un compte rendu. Doki paraissait fatigué et son humeur débonnaire un peu fausse.
– En milieu de matinée a été observée une agitation Andréide non loin de la décharge. Nos équipes ont constaté que l'agressivité des mécaniques était tournée entièrement vers eux-mêmes. Nous avions que ces créatures pouvaient agir de concert – en témoignent les attentats sur Terre – et de manière élaborée. Nous découvrons qu'ils sont organisés en bandes et peuvent avoir des rivalités intra-espèce. Il y avait des Andréides de formes non encore rencontrées, nos prises de vues seront passionnantes à étudier !
Esse tapota sur son assiette vide et haussa un sourcil à son encontre.
– Ceci ne concerne bien entendu que les équipes de recherche. Nous ne déplorons aucune perte et l'enceinte de l'établissement n'a pas été approchée. La mauvaise nouvelle pour vous est que les cours manqués seront rattrapés samedi.
Cette information conclut l'explication et les élèves de service allèrent chercher les plats.
Alors qu'ils essayaient de l'ignorer depuis la punition de Johanne, Maurine revint au centre des préoccupations des deux amis. Ils arrivaient à la fin du cours d'initiation de bâton et la brute avait plusieurs bleus sur ses camarades à son trophée de chasse. Une fois encore, elle parvenait à agir quand le professeur ne la regardait pas et ce dernier ne pouvait que s'appuyer sur les complaintes des élèves. Et comme elle refrappait une seconde fois plus fort après s'être fait dénoncer, ceux qu'elle martyrisait finirent par se taire.
Elle ne s'en reprit pas à Johanne ni – étonnement – à Kouakou.
– Ma supposition est qu'elle s'attend à ce que tu ripostes, chuchota ce dernier pendant l'explication d'un pas.
Au grand déplaisir des deux amis, Maurine s'apparia avec Rebecca. Jusque-là, la timide avait réussi à l'éviter. Cette fois-ci, ce fut comme si la brute l'avait volontairement choisie. Johanne dut se détourner quand commença l'exercice. Elle se rassura en voyant du coin de l'œil Sylvestre s'approcher d'elles pour les observer.
Puis s'inquiéta quand elle l'entendit critiquer le manque de conviction de Rebecca dans ses gestes. La métisse montrait une aversion particulière envers toute forme de violence, incluant la pratique des arts martiaux. Elle effectuait toujours les mouvements soigneusement mais avec répulsion.
Johanne dut se concentrer sur Altaïr et ses propres gestes.
– Bravo ! s'exclama Sylvestre.
Ils se retournèrent. Maurine se tenait le bras avec un regard mauvais envers une Rebecca effarée.
– La prochaine fois, ralentis ton geste à l'impact et ce sera parfait. Et toi, Maurine, que cela te serve de leçon, ce n'est pas agréable une camarade qui ne retient pas ses coups, n'est-ce pas ? Oh, cesse ce regard, si tu tenais mieux ta garde, tu aurais pu parer facilement.
Johanne jubila intérieurement. Elle revint vers Altaïr qui lui signa « bien fait ». Elle approuva chaudement.
À la surprise de tous les élèves, Maurine ne rendit pas son coup à Rebecca.
– Aurait-elle retenu la leçon ? émit avec espoir Laurie.
Hélas, ils découvrirent quelques jours plus tard que Maurine concoctait une vengeance à sa sauce lorsque Rebecca éclata en sanglot entre deux cours et s'absenta des suivants.
La moutarde monta au nez de Johanne. Elle alla retrouver Léopoldine désemparée et lui demanda où était Rebecca.
– Dans le dortoir. Elle souhaite être seule, précisa inutilement son amie.
Johanne rentra dans la chambre à pas de loups et s'approcha de Rebecca, pelotonnée sous sa couverture.
– Que t'a fait Maurine ? demanda Johanne d'une voix compatissante.
– Rien, fiche-moi la paix, chevrota Rebecca.
– Elle embête tout le monde depuis le début, il faut nous unir contre elle et lui tenir tête !
– Il n'y a plus rien à faire…
– Pourquoi ?
Rebecca pleurait sans répondre. Johanne insista doucement. Au bout de quelques minutes, elle répondit.
– Elle a jeté mon ouvrage à la poubelle.
– Ton ouvrage… Tu veux parler de ta broderie ? s'horrifia Johanne.
Elle laissa échapper une insulte.
– Tu sais dans quelle poubelle ?
– Elles ont déjà été vidées, précisa Rebecca. Tout est parti à la décharge, j'ai demandé aux professeurs…
Cette fois, Johanne retint son juron.
– Tu étais très avancée sur cette broderie ?
– Ne me dis pas qu'il suffit de la refaire ! cracha Rebecca.
L'agressivité subite de la timide surprit Johanne.
– Je ne te le dirai pas, je sais ce que c'est de voir tout son travail perdu. J'ai déjà brodé, moi aussi.
– Ce n'est pas que ça, sanglota Rebecca. Cet ouvrage, je l’avais débuté avec ma mère d'accueil…
Elle lui raconta alors. Rebecca avait passé presque autant de temps dans sa famille d'accueil qu'avec ses parents biologiques. Une procédure d'adoption avait été mise en place avant l'accident de la mère. Handicapée à vie, le couple n'était plus en mesure d'assumer l'éducation de Rebecca.
– C'est elle qui m'a tout appris, je voulais finir cet ouvrage et le lui envoyer pour Noël.
– C'est très important, approuva Johanne. Tu sais quoi, je vais essayer de te le retrouver.
Rebecca se redressa, le visage dévoré par l'inquiétude.
– La décharge est dehors, tu vas te faire tuer !
Johanne secoua la tête.
– Je cours vite et sais me faire discrète.
Rebecca tenta de la décourager, mais rien y fit. Johanne avait pris sa décision.
(suite du chapitre dans la partie 2)
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