Décharge 2

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Dans un premier temps, Johanne crut l'avoir laissée sur place. Elle se prit les pieds dans un pied de chaise qui dépassait et dégringola sur la pente. Une douleur vive lui frappa le flanc et elle ajouta à sa collection d'éraflures sur les mains. Portée par l'adrénaline, elle se releva aussitôt et repartit en courant.

Elle atteignait la fin de la décharge quand une sorte de drone apparut en sifflant devant elle. Elle ressentit du soulagement en pensant qu'il venait de l'académie, puis se baissa en urgence quand le canon d'un pistolet jaillit en sa direction. Le coup fusa, l'assourdissant. Elle eut bien l'impression d'entendre un autre choc, mais en voyant chuter l'Andréide volant, elle repartit sans y réfléchir.

Le «  Jo  » hésitant réapparut dans son dos. Johanne accéléra.

– Je me souviens avoir vu des grosses voitures s'approcher de moi, cela tirait et plus rien.

La gouvernante hocha la tête.

– Tu as couru tellement vite que tu t'es évanouie. Joli vitesse, salua Nadou dans une touche d'humour.

L'homme resté en retrait se racla la gorge.

– Puis-je avoir un compte rendu  ? exigea-t-il.

– Te sens-tu de raconter ce qu'il s'est passé  ?

Johanne entreprit de narrer sa mésaventure. Comme elle le craignit, il lui fallut expliquer sa présence hors de l'enceinte de l'académie.

– Je t'avais dit qu'on ne pouvait rien faire pour la broderie, reprocha durement Nadou.

Son expression énervée perturba Johanne, elle ne l'avait jamais vue vraiment mécontente.

– Désolée, ne put que répondre Johanne.

Tous ses arguments quant à la valeur sentimentale de certains objets lui paraissaient caduques.

– Il faudra mieux surveiller le parc, se contenta de conclure le garde.

Le cahotement du véhicule n'aidait pas la nausée de Johanne à s'atténuer. Elle sentait aux picotements sur son visage qu'elle était blanche. Heureusement le trajet s'arrêta très vite. Nadou soutint l'élève et la fit descendre.

Les jambes flageolantes, Johanne avança vers le portail. Elle finit par remarquer au bout de quelques pas que la canne de la gouvernante avait laissé place à une carabine.


La punition dont écopa Johanne fut sévère. D'abord, elle fut privée temps libre dans le parc pendant un mois, ce qui était dur à vivre pour elle. Ensuite, elle dut réaliser un exposé à partir de compte rendu sur les attaques d'Andréides, tant sur M-95 que sur Terre. On lui avait juste épargné les descriptions et illustrations de blessures. Connaître l'existence de membres arrachés, de gueules fracassées et de viscères à l'air libre lui suffisait pour la dégoûter. Enfin, la durée des surveillances de couloir se prolongea jusqu'à une heure du matin.

Les élèves des années supérieures en voulurent à la petite nouvelle de ce qu'ils vivaient comme une infantilisation. Mais le pire pour Johanne était les cauchemars. L'Andréide lui revenait souvent hanter ses rêves. Son corps rouillé s'extirpait de toutes sortes d'endroit sordides et la poursuivait sans cesse. Plus d'une fois, la fille se retrouvait incapable de courir et parvenait à peine à distancer son poursuivant. Elle se garda bien d'en parler, par peur de se prendre une leçon de morale.

De son côté, Rebecca a exprimé sa soulagement à voir revenir Johanne en vie. Elle insista sur le fait que les vivants primaient sur les objets. Tant pis, elle en referait une autre. Son faux deuil ne trompa pas Johanne.

Néanmoins, l'acte de la téméraire eut un effet inattendu. Rebecca délaissa Léopoldine et tenait régulièrement compagnie à Johanne dans le petit salon quand les autres profitaient de l'extérieur. Les deux filles brodaient en papotant tandis que Kouakou se plongeait dans les livres de la bibliothèque avec avidité. De temps à autre, il leur faisait un commentaire organisé de ses lectures. De temps à autre, la métisse troquait ses aiguilles pour des livres sur la culture indienne.

Un jour de novembre, il se mit à pleuvoir à grandes eaux. La pluie sur M-95 avait un petit quelque chose de captivant. Toujours privée de parc, Johanne amena ses amis sur le balcon du quatrième étage et tous trois plongèrent leurs regards dans les intempéries.

Un son de cloche les tira de leur méditation. Interrogatifs, ils se retournèrent pour tomber nez-à-nez avec Maurine armée d'une grosse cloche de vache.

Un soupir sortit des poitrines de Kouakou et de Johanne. Rebecca pâlit. La brute lui avait fait des excuses publiques de mauvaise grâce et tous trois craignaient sa contre-attaque.

– Ben alors, on prend l'air  ? Le balcon n'est pas trop exigu avec le gros lard  ?

Johanne piqua un fard. Elle s'apprêtait à lancer une répartie bien sentie quand, pour la première fois, Kouakou répondit.

– En tant que musulman, je me sens insulté d'être associé à du cochon.

Il bomba le torse et leva le menton.

– Mon gras n'est pas du lard.

Maurine renifla. Après l'instant de surprise Johanne éclata de rire et Rebecca suivit avec plus de retenue. Kouakou leur rendit un grand sourire à fossettes.

– Maurine, tu as certainement vécu des choses difficiles, osa Rebecca. Mais nous n'y sommes pour rien, nous pourrions être amies plutôt que se faire la guerre.

– Qui voudrait être amie avec une larve  ? rétorqua Maurine. Tu ne suis plus Léopoldine, maintenant  ?

Rebecca accusa le coup.

– Va-t-en Maurine  ! lança Johanne les poings sur les hanches. Tu ne mérites pas la gentillesse de Rebecca.

La brute haussa les épaules avec dédain et repartit.

– Tout de même, je la trouve un poil moins agressive, commenta Kouakou comme s'il évoquait le temps.

– Tu es musulman, donc  ?

– Je t'en prie, ne le dit pas à Bouchra  ! Ces derniers jours, elle cherche des partenaires pour demander le temps de faire les cinq prières. Etant non pratiquant, je soutiens la laïcité absolue de l'académie.

– Je comprends un peu Bouchra, avoua Rebecca. Moi, je suis catholique et il m'est arrivé de regretter les messes depuis mon arrivée. Être éloignée de la Terre me donne l'impression d'être déconnectée de mes racines et ma foi m'apparaît comme un lien salutaire.

Ils se tournèrent tous deux vers Johanne qui écarquilla les yeux.

– Athée de chez athée, mais je vous en prie vous pouvez me parler de vos croyances.

Ils n'en firent rien, plus intéressés l'un comme l'autre par la proposition d'un nouveau jeu de rôle qu'ils reçurent sur leur Amci.

– Dis, Rebecca, osa demander Johanne en retournant dans les salons. Tu ne t'entends plus avec Léopoldine  ?

– Si, c'est une fille sympathique que j'apprécie, mais… Elle juge trop sur ses critères de valeur. Toi, tu as compris à quel point mon ouvrage était important et tu n'as pas hésité à risquer ta vie pour le récupérer. Elle, elle trouvait que c'était insensé. Je me sens plus en accord avec moi à vos côtés.

– Tu m'en vois ravie  ! s'exclama Johanne.

– Moi de même, appuya Kouakou. Nous sommes le trio chocolaté.

Elles le regardèrent avec interrogation.

– Je suis chocolat noir, Rebecca au lait et Johanne blanc.

– J'adore  ! se réjouit Rebecca.

– Ça donne faim, constata Johanne.

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