Déluges

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Clac ! Dans le bain de soleil, je m’abandonne. Je porte un toast à l’éphémère. Et à cette nuit d’après-midi.

La coupe est pleine. Pleine de bulles, qui naissent, s’assemblent en une mousse légère et aussitôt éclatent à la surface cristalline. À la première gorgée, la fraîcheur furtive, un temps festive, m’engourdit. Je bois et me laisse bercer par la touffeur qui sévit depuis des semaines. Par la noirceur qui s’abat sur moi comme sur ce monde. Et finit par l’emporter.

Crac ! Un premier coup de tonnerre s’annonce et se prolonge jusque dans la terre, juste sous moi. C’est un rappel à la loi. Celle de la nature qui ne pardonne pas et à laquelle nul n’échappe.

Dehors, plus rien n’ose perturber le tourment des arbres hormis mon téléphone, laissé dans la voiture et les échos d’un chien-loup esseulé face au déluge qu’il pressent et contre lequel il ne pourra rien, lui non plus.

Une première goutte s’écrase de tout son poids pour assombrir mon costume. D’autres taches anthracite viennent à leur tour noircir mon tissu. Le complet gris neutre qui faisait de moi une valeur sûre, discrète, solide est maintenant criblé de part en part. Je ne suis plus qu’un dalmatien sans contraste. J’enlève alors ma cravate et desserre mon col. Je respire. Sous la pluie qui déferle, sous le ciel d’onyx qui s’abat sur moi, je sirote et profite.

Crac ! Le déluge se rapproche. Il n’est qu’à son début. Je repense à ma fin, à ce qui m’a fait fuir jusqu’ici. Aux fortes dégradations annoncées et aux précipitations du matin qui ont gonflé les cours pour mieux les faire chuter.

Clac ! En un éclair, tout me revient.

Les regards des collègues, les mains sur les oreilles, concentrés au téléphone avec les ultimes clients. Nos boss, geignant des injonctions contradictoires. Vendre aux derniers états ce qu’on pouvait, racheter l’impossible. Moi, chien fou parmi la meute au milieu des alarmes, des flashs infos, des moniteurs qui ne contrôlaient plus rien, affichant l’effondrement des courbes ; leur précipitation vers le néant.

Sous l’orage, je prends l’air. À pleins poumons, au milieu des trombes d’eau, tel un poisson qui surnage. La pluie battante s’installe chez moi, partout, sans autre logique. Elle se déverse dans ma piscine, déjà pleine, s’infiltre par la vitre ouverte de ma BM et jusque dans la coupe qui tintinnabule sous le coup des gouttes. Seul son de clochette à émerger dans le grondement permanent du cataclysme.

Crac ! Clac ! Encore la foudre, encore des coups. Ils sont sur moi maintenant. Des vents vivifiants balaient ma cravate. Je reste, couché. Je capitule, me livre à la nature. Que la pluie continue à s’abattre sur moi. Que le torrent m’emporte et me délivre finalement de la noyade. Je gis sur ce bain de soleil, sous un astre qui tombe en morceaux. Une branche s’arrache. Éventre les stores qui tremblent, agités d’un phénomène incontrôlable. Et qui le restera. C’est ainsi.

Je reprends un verre de Dom Pé encore frais. À la lumière du ciel, immédiate, je médite. Sur les forces motrices et naturelles, les vraies, les essentielles. Celles qui se déchaînent aujourd’hui. Sous le noir zénith, en définitive, nous ne sommes rien ; et nous construisons tout autant. Des monuments fragiles, gratte-ciels aux pieds d’argile, flûtes à champagne aussi belles qu’inutiles. Nous vivons dans des bulles, des particules d’air électriques, frêles et futiles. Et nous nous étonnons de les voir éclater. Nous nous croyions immortels ou suffisamment puissants pour dompter le ciel.

Crac ! Le vacarme incessant rappelle ma petitesse. Je ne compte plus les coups. Par faiblesse, je ferme les yeux. À travers mes paupières les vives lueurs sévissent tout de même. Le grondement permanent m’a mis en mode vibreur. Mon téléphone, lui, s’est tu. En une heure, je suis passé de soldat de la finance à déserteur.

Crac ! Ça tombe en trombe et de toutes parts. Les coups de fléau d'en haut infligent leur peine, au hasard. Tout près d’ici, sur une villa déserte. Crac ! Entre deux coups de tonnerre — clac ! — entre deux éclairs, je ris aux éclats. Je pense au propriétaire constatant les dégâts. Il croira avoir tout perdu, maudira le ciel d’avoir anéanti ses appareils électriques, sa domotique. Un petit confort qu’il voudra reconstruire après la tempête. Lorsque le ciel reprendra ses lumières.

Mais la véritable fin n’arrivera qu’après. Crac ! Quand on leur expliquera que ses économies ont été emportées, quand les investisseurs comprendront que les chiffres qu’ils observaient n’étaient que des écritures éphémères, des certitudes solidement ancrées dans l’imaginaire.

Crac ! Je lève un nouveau verre. Au bureau, je ne répondrai plus à l’appel. Crac ! Encore un coup de tonnerre — Crac ! — qui frappe encore la terre. Crac ! C’est un déluge planétaire. Krach monétaire, salutaire. Crac !

D’ici quelques instants l’argent coulera à flots.

Pour avoir encore moins de valeur que l’eau.

Krach !

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