Chapitre 3 : Les chemins de pierres
La ceinture d'astéroïdes, entre Mars et Jupiter...
Nous traversons une zone de turbulences. Partout autour de moi, mon regard accroche des rochers, des mini-planètes aux arêtes vives qui virevoltent avec une sorte de douceur et de langueur qui cachent la violence potentielle d'un accrochage. Mais je maîtrise mon pilotage. J'entends dans la cale mes galériens se plaindre, et certains luttent contre la nausée.
Le mal de l'espace existe vraiment !
De temps à autre, je regarde ma petite Marie qui luit dans l'obscurité et me porte réconfort et bienveillance dans sa phosphorescence. Je décide une escale sur un grand bloc de pierre. En approche lente, je me pose sur une sorte de promontoire. Je dois me reposer. Descendu de mon étincelant clic-clac, je me cale sur un rocher en forme de traversin. De là, je me prends à rêver...
J'imagine la vie que je pourrais avoir une fois "grand" !
Une émotion forte à l'idée d'imaginer qu'un jour, j'avancerai dans la vie, autonome, libre de mes projets et de mes envies. Aurai-je moins peur d'entreprendre en pensant que je saurai à même d'opter pour les bons choix.
Et en même temps à mon jeune âge, je mesure la difficulté de prendre une décision et surtout de l'assumer. Je tourne inévitablement le dos à d'autres possibilités. Et bien que mes choix apparaissent limités, je sais que demain, ou le jour suivant, je m'offrirai tout un "arbre de possibles" pour récompenser ma curiosité.
"Choisir représente un renoncement ! "
Sans y prendre garde, ma main glisse dans le tiroir de ma table de chevet et extrait un coffret métallique. En ouvrant le couvercle articulé, je refais l'inventaire : une clé de valise, une photo de moi plus jeune, une boîte d'allumette avec un hanneton qui dort à jamais.
S'ajoutent un trombone fluorescent, des boutons nacrés et une chaîne de baptème. Je sors alors de petites pierres dont certaines en forme de galets, aux courbes harmonieuses et aux couleurs variées. J'aime le bruit qu'ils provoquent en glissant sur le fond en métal.
Dans le creux de mes mains, chacun de ces cailloux représente un morceau du chemin parcouru. Comme des étapes, des chapitres du grand livre de ma vie malgré mes dix ans. La douceur, les petites veinures, les tons changeants me ramènent à des voyages passés. Instantanément, ils me rappellent un paysage de campagne, la surface immense d'une plage à marée basse, le fond d'un gave agité, le bord ébréché d'un rempart...
Je roule dans mes mains ces morceaux de souvenirs comme des osselets. Je visualise un prieur sur le banc immense d'une cathédrale qui égrène les grains noirs d'un chapelet. Je m'isole moi aussi en prière. Je récite mes bouts de passés, toutes ces vérités que je souhaitais exprimer et qui jamais ne sortaient.
Pourtant, exprimer la vérité soulage !
Il me revient une sortie en ville avec ma mère alors qu'elle poussait la poussette et que je m'y agrippais. Arrivés dans une boulangerie après avoir tenu la porte, je désignais du doigt une dame âgée en exprimant à voix haute :
- Oh ! regarde maman comme elle est pas belle, la madame !
La suite se devine aisément. Mais rien que d'y penser, je souris encore de cette faculté déconcertante à avouer un ressentiment.
Je me souviens qu'à la naissance de ma sœur, je voulais la bercer et l'embrasser. Ayant quitté la salle à manger discrètement, pour aller l'observer dans son landau, je laissais mes parents, mon grand-père paternel et ma tante du côté de mon père, échanger des conversations sérieuses de grandes personnes. Mes deux frères de quatre et trois ans devaient jouer dans leur chambre.
Alors prenant appui sur la barre de la poussette afin de voir le visage du bébé, le lit bascula sur ses roues et le "merveilleux nouveau-né" se mit à hurler.
Les remontrances et les claques de quatre adultes dépassaient alors de loin en qualité et en efficacité les braillements d'un bébé qui s'en donnait de plus belle. Après moults larmes et le ventre noué, je me refugiais dans le corps moelleux de clic-clac, les bras entourant mon fidèle oreiller.
Je voulais être gentil et bienveillant et j'obtenais l'inverse. Les adultes pensent sans doute que cela tient à la réaction puérile d'un adolescent instable et hyperactif, turbulent et incontrôlable. Tout au contraire. Voilà en réalité la continuation d'un enfant qui s'éveille un peu plus, grandit et se découvre des émotions, des élans de tendresse. Une bise sur la joue d'un bébé ou sur le sommet de sa tête procure une émotion extraordinaire.
Je remonte en un instant à mes années d'adulte.
Je regarde dans la pièce du salon, posé sur un guéridon, un vase transparent en forme de grand verre à Cognac. Je devine, collés l'une à l'autre, solidaires, complémentaires, des petits "bouts d'histoire" à l'apparence de jolies pierres colorées.
Des morceaux de lave aux reflets bleutés de l'ile de La Réunion, des coquillages dorés abandonnés sur des dunes de sables, des billes et des calots emprisonnant des volutes d'oxyde métallique complètent cet improbable assortiment de souvenirs.
Dans un carnet électronique ouvert sous les yeux à "Avril 2016", je parcours du regard les dernières bonnes actions et pour chacune d'elles, comme mes petits cailloux, je ressens une émotion immense de bien-être et de satisfaction.
- Mardi 5 : je longe à pied le trottoir de la rue Maubeuge pour me rendre à mon travail et ramasse une tétine abandonnée sur le paillasson de l'entrée d'un hôtel-restaurant. Je retrouve le propriétaire à l'intérieur, dans un salon du hall, endormi dans un landau, sous la garde distraite de sa maman, l'oreille collée au téléphone...
- Mercredi 6 : je poursuis depuis un moment déjà, un post-it de couleur jaune, attaché à la fourrure de col d'un manteau noir d'une jeune femme, un casque audio vissé sur ses oreilles. Il me vient en tête l'idée de la plaisanterie d'un poisson suspendu dans le dos ou plus mélodieux, des paroles de "la fille d'avril" de Laurent Voulzy. Je réussis, sans l'inquiéter, à le lui signaler. Il me semble alors lire, passé l'effet de surprise, de la reconnaissance dans ses yeux...
- Jeudi 7 : Une femme, d'âge mûr, assise en face de moi dans le bus, offre au regard une belle peau colorée, un visage rieur et des yeux aux reflets de jade. Elle semble très à l'aise. Je lui propose alors de corriger le boutonnage de son chemisier. Il laisse entrevoir plus que nécessaire. Et j'avoue avoir longtemps hésité...à ne rien dire.
Choisir, Renoncer !
- Vendredi 8 : j'aide une dame âgée à quitter sa place dans un transport de surface. Assise à un emplacement surélevée d'handicapée, il lui semble impossible de descendre de ce degré dans les temps pour se diriger vers la porte ouverte du bus. Alors j'avertis, d'un coup d'œil complice dans le rétroviseur, le conducteur et aussi de la voix la plus aimable et forte possible, de laisser un moment pour sortir.
Quand je pense que je ressentais une peur irrépressible à cotoyer des personnes âgées, étant enfant. Que dans la rue, je changeais de trottoir pour ne pas sentir l'odeur, ne pas voir les rides de ces mains tâchées aux doigts déformés et surtout ne pas frôler les tissus de leurs vêtements trop sombres et fanés.
- Vendredi 15 : j'aide une jeune fille à remettre sa veste et à se lever pour sortir de la table aux quatre places que l'on trouve dans les TER. La promiscuité de ces assises avec la présence de sacs, d'accessoires et d'équipements pour pallier les aléas d'un climat capricieux, nuisent à son extraction. Et la voilà satisfaite, me quittant dans un grand sourire et une formule aimable de bonne journée...
***
Erka-Tricote m'intime l'ordre de repartir...
Je reprends les commandes, vérifie mes réglages. Mon Agrafeuse-Intercom rassure de son contact froid à ma ceinture. Dans le ciel et droit devant, des lumières de météores glissent orange et blanche sur le fond de Porte-Rideau de velours rouge. Il me reste encore plusieurs étapes avant de rejoindre la Constellation de la Penderie.
Je me revois un instant dans la cour de l'école en train de raconter une histoire de marins et d'un cachalot m'inspirant un passage de "Moby-Dick". Et je tente une blague.
- Dans une autre vie, on m'appelait "Cétacé"...
- Quoi est-ce ?
- Une baleine, si tu préfères !
- Eh ben, dis-le alors !
- Et je vivais libre, dis-je en haussant les épaules, dans les océans, loin des harpons des chasseurs.
- Des quoi ?
- Des lances si tu préfères. Y connait rien çui-là !
- Ah ouais je vois, je me souviens du film à la télé avec Greg la lessive !
- Ah trop drôle ! S'esclaffe un autre.
- Et comme on voulait me trouer la peau, continue-je stoïque, changement de vie ! J'habite à présent, avec plusieurs congénères, dans un parapluie.
- Complètement dingue !
- Ouah le truc !
- C'est même pas drôle !
- Et nous aimons chanter ainsi sous la pluie !? Dis-je pour finir.
- Trop nul !?
Et bien sûr, personne ne comprend, dixit "Tout l'univers", que des fanons de baleine équipaient l'armature des premiers parapluies et que les marins pouvaient parfois entendre le chant de ces poissons merveilleux.
***
Clic-clac glisse en douceur et m'emporte avec lui dans la nuit étoilée et je sais que Tic-tac doit afficher une très bonne heure.
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