Le pillard
Tommy baissa la tête. Encore une fois, il se retrouvait dans ce bureau, face à cette vieille chouette aux lunettes qui se voulaient originales et qui étaient juste ridicules. Encore une fois, lui et ses frères se retrouvaient à l’orphelinat.
Le garçon balaya la pièce du regard. La femme parlait, de sa voix aussi chevrotante qu’agaçante, avec Éléanore. Elle, il l’aimait bien. C’était toujours cette assistante sociale qui venait les chercher, lorsqu’ils se retrouvaient dans le hall froid de l’orphelinat. Elle avait de jolis cheveux blonds, elle sentait la fleur et surtout, elle parlait d’une voix douce si douce que c’était comme si elle vous caressait le cœur.
Tommy était assis sur le sol, derrière la chaise de son frère Rufus, le plus grand, qui était près d’elle. Il était grand, très grand par rapport au garçonnet. Il avait dix-sept ans et l’allure qui allait avec. De longs cheveux tombant devant ses yeux, une veste en jean’s rapiécé, où apparaissait le nom de son groupe préféré en rouge et noir. Metallica. Tommy n’avait jamais compris qu’on puisse aimer cette cacophonie. Les cris lui blessaient les oreilles et le laissaient apeuré chaque fois que son frère écoutait cette « musique ». Ce qui l’étonna d’autant plus, c’était la main que l’adolescent avait glissée dans celle d’Éléanore et son dos voûté. D’ordinaire, il était bravache et rejetait sa mèche avec dédain, d’un petit mouvement sec de la tête, tel l’ado rebelle qu’il était. Mais aujourd’hui, il était inquiet. Tommy le voyait à ses yeux fixés sur le sol plutôt que le menton relevé et le regard planté dans celui de Fétide.
Et en regardant ses autres frères, il voyait le même abattement. Pourquoi ? Pourquoi cette fois, ils étaient si désemparés ? Chaque fois, Tommy était leur avantage et à la visite parentale, le cœur brisé par les pleurs du petit garçon, bien plus petit que tous les enfants de six ans qu’il avait pû croiser, sa mère craquait et les ramenait à la maison. Toujours. Il n’y avait donc pas de bile à se faire. Tommy se redressa imperceptiblement, gonflé de l’orgueil d’être utile à sa fratrie, contrairement à ce qu’ils avaient tous cru avant le début de l’année dernière, quand leur père avait perdu son boulot pour la première fois.
Fétide, comme ils appelaient entre eux la directrice de l’orphelinat, leva les yeux de son ordinateur et regarda les garçons par-dessus ses lunettes, posant sur eux un regard lourd et collant.
— Je suis désolée les garçons. Pas de visite cette fois.
— Comment ça, pas de visite ? demanda Horatio, les yeux grands ouverts de surprise.
Horatio, c’était son frère préféré. Il avait quize ans, il était un peu simplet, mais avec lui, personne n’embêtait Tommy. Presque aussi grand que Rufus, il avait de larges épaules et imposait le respect, avec son regard menaçant et ses poings lourds. Autour de lui gravitaient toujours Joras et Elio, âgés respectivement de dix et douze ans. Assis par terre également, tout près de Tommy, il y avait Victor, douzeans, qui passait son temps à ronger ses ongles inexistants et Edward, neuf ans, qui sursautait chaque fois que le ton montait.
L’instant de silence qui avait suivi la question d’Horatio fut vite comblé par un soupir suivi d’un relent d’ordure, émis par Fétide, lorsqu’un soupir franchit ses lèvres.
— Pas de visite cette fois, répéta-t-elle.
— Ça doit être une erreur, assura Elio. P’pa et M’man viendront nous chercher, c'est sûr. Pis y a toujours Tommy, notre arme fatale.
— S’ils ne viennent pas, ils risque pas de voir le regard de chat potté de Tommy, débile. Le jour où les cons seront sur orbite, t’auras pas fini de tourner, j’te l’dis, balança Horacio.
— Oh la ferme, ‘Acio. Tu le rejoindrais en orbite, s’énerva Rufus, en lançant un regard venimeux à son frère, le bras passé sur le dossier de sa chaise pour voir ses frères.
Éléanore se retourna, sévère. Pourtant, malgré ses sourcils froncés et ses lèvres pincées, le garçon, lui, ne vit que la douceur de sa peau, ne sentit que le parfum que ses longs cheveux, en se soulevant, avaient répandu. Il rêvait de s’asseoir sur ses genoux et s’endormir comme il l’avait déjà fait tant de fois quand il était plus petit.
— Maintenant les garçons, ça suffit. Écoutez Mme Férid. C’est important et vous le savez.
Des grognements se firent entendre, mais les sept frères se turent. Fétide ouvrit la bouche et recommença à parler. Tommy n’y comprit rien, pourtant, il sentit bien l’atmosphère s’alourdir et, cette fois, ce n’était pas à cause de son haleine douteuse. Non. Les yeux des plus autres s’agrandissaient, s’assombrissaient et même Horacio, qui était le roc inébranlable, se tassa sur lui-même, serrant Elio et Joras entre ses grands bras.
Fétide décrocha le téléphone, marmona quelques mots et raccrocha. La réaction ne se fit pas attendre. Trois petits coups se firent entendre et la porte fut poussée avant que quiconque eût le temps de répondre.
Une vieille dame entra dans la pièce. Elle avait l’air gentille, bien que ridicule avec son capuchon de plastique. Tommy jeta un coup d’œil à travers les stores. Il pleuvait comme vache qui pisse, évidemment qu’elle avait ce machin sur la tête ! Les vieilles dames étaient tellement bizarre à sortir avec ce genre de truc sur la tête, au lieu d’une bonne vieille capuche ou un bonnet, comme ils en portaient tous, ou même : un parapluie.
— Et merde, murmura Rufus. On est obligés ?
— Je suis désolée les garçons, murmura Éléanore. Vous savez bien que vos parents ne peuvent plus vous entretenir. Cette dame, Mme Essenbarn va prendre soin de vous, avec son époux. Ils travaillent avec nous depuis des années. Tout se passera bien, vous verrez.
Rufus retira sa main de celle de l’assistante sociale avec brusquerie, tirant un soupir et une grimace à la jeune femme.
— Désolée, mon cul, cracha l’ado.
La petite vieille, elle, était immobile sa parka bleu passé et souriait aux enfants, de ce sourire qu’ont les grands-mères. Un truc du genre « t’as bien mérité un bonbon, mon grand ! ». Mais comment la croire. Chaque fois qu’ils avaient été en famille d’accueil, ils s’étaient enfuis, grâce à Tommy. Et encore grâce à son petit minoi, leurs parents les avaient récupérés.
*
— Vous allez voir, vous serez bien à la maison ! déclara la vieille femme. Appelez-moi Clara, si vous voulez. Vous verrez, on a une grande maison, et aussi sept petites, celles de ma fille.
— sept filles et sept garçons ? demanda Rufus. Seriez pas une de ses familles de maniaques par hasard ?
Un rire, aussi grinçant que les freins du vieil espace dans lequel les enfants étaient montés, secoua la vieille femme pendant plusieurs secondes.
— Pas de risque ! Par contre, c’est vrai que mon mari, Hank, est parfois soupe au lait. Mais ça ira, d’accord ?
Tommy s’agita sur son siège. Sans siège auto, il était si petit qu’il peinait à respirer. Horacio vient à sa rescousse et retint la ceinture.
— Si tu continues à gigoter, tu vas glisser sur le sol. Et vu la crasse, à ta place, j’éviterais.
— Merci, ‘Acio, fit le garçon avec reconnaissance.
— De rien, mini pouce. Ça ferait désordre d’arriver avec un gamin crevé !
Le petit garçon sourit. Son frère était peut-être une brute pour tous, mais avec lui, c’était une crème.
Après une bonne demi-heure de trajet, il arrivèrent enfin à la demeure des Essenbarn. C’était un manoir imposant, de ceux que les enfants évitent même pour Halloween. La pierre grise était sans fioriture, des gargouille veillaient les angles des toits et les fenêtres et portes en ogive donnaient l’impression que derrières ces murs, Dracula faisait une sieste en attendant la nuit. Une citrouille ou deux n’auraient pas été déplacé devant le portail branlant qu’ils venaient de passer. La main de Tommy étreignit celle d’Horacio avec force, tandis que dans une prière intérieure, il suppliait que la vieille fasse demi-tour. Après tout, elle avait peut-être perdu la boule, espéra-t-il. Pourtant, Clara gara sa voiture devant et descendit en encourageant les garçons à faire pareil de sa voix douce.
— Allez les débiles, dehors, gueula Rufus en sautant au sol. Allez, faites pas vos mauviettes, on y va !
Victor, en pleurs sur son siège, refusait de bouger.
— Ça ira, tu verras, lui souffla Tommy, pour se donner du courage au passage. Il ne peut rien nous arriver, pas vrai ? On est ensemble et on est sept, c’est pas rien quand même !
— T’as peur de la sorcière ? s’esclaffa Elio. Ou pire, de l’ogre ?
Horacio lui colla une gifle sur la tête, tandis que Joras reniflait, daignant enfin lever les yeux de sa console passée de mode.
— On est pas dans une histoire, Vic, tu risques rien, allez !
Sous les caresses et les paroles douces de Tommy et de ses autres frères, il se décrispa enfin et sauta à terre.
Clara était entrée, laissant la porte ouverte derrière elle. Une nuée rousse s’échappa de la maison, venant à la rencontre des enfants.
Elles étaient sept et avaient à peu près l’âge des garçons. Et d’une rousseur inattendue. Sans un mot, mais avec des rires à n’en plus finir, elles les attirèrent à l’intérieur, pour les mener jusqu’à leur chambre. Enfin si on pouvait appeler ça une chambre, songea Tommy. C’était une pièce aménagée de 4 grands lits et deux étaient réservés aux garçons. Personne ne dit rien, mais c’était la désillusion. Même dans la maison de leurs parents, aussi pauvres fussent-ils, ils avaient chacun leur lit et trois chambres pour eux sept.
Rufus lança son vieux sac déchiré sur un des lits. C’était le seul à avoir quelques affaires. Son sac de cours, où il avait pris de quoi nourrir ses frères pour un repas et une couverture, piquée à leur mère.
Les sept filles finirent par ouvrir la bouche pour faire autre chose que ricaner. D’ailleurs, leurs dents étaient un peu trop pointues pour être honnêtes, selon Tommy, mais, comme tout le monde l’ignorait, comme toujours, il se tut et fit celui qui n’existait pas, avachi sur un oreiller tout plat. Poutant, il retint l’essentiel. Elles étaient sept sœurs, dont quatre étaient jumelles. Lyvia et Séraphia, les deux plus grandes, âgées de seize ans, Ornelle et Sébatia quatorze ans. Puis venaient Céleste, Capucine et Honorine, de respectivement douze, huit et cinq ans.
Toutes avaient des chevelures rousses dont les boucles occupaient tout le champ visuel. Tellement que pour qu’elles puissent voir autour d’elle, de petites pinces avaient été accrochées sur leurs tempes.
Le dîner arriva vite, tant Rufus et les plus grandes jumelles avaient parlé. Tandis qu’ils mangeaient le délicieux préparé par la vieille dame, Clara surveillait la fenêtre avec inquiétude. Elle soupirait en regardant sa montre toutes les minutes, pressant les enfants à finir leur repas plus vite et à cesser de discuter. Alors que le soleil disparaissait dernière l’horizon, elle se fit fébrile.
— Au lit tout le monde. Et que personne ne sorte avant le lever du soleil, c’est clair. Les garçons, silence, surtout. Les filles, gardez bien vos barettes, d’accoord ? fit Clara d’un ton inquiet.
Personne ne moufta, pas même les sept sœurs, qui étaient pourtant chez leur grands-parents. Avec le soir tombé, ils avaient vraiment l’impression d’être dans une maison hantée. En définitive, se dit Tommy en se glissant sous la couverture rêche, c’était pas si mal d’être aussi serré dans les lits, vu comme ils avaient peur. Il se retrouva serré entre Rufus et Victor et Horacio prenait la majeure partie de la place. Dans l’autre lit se serraient ses trois autres frères.
Il ne fallut guère longtemps pour que les filles glissent dans l’oubli du sommeil, suivies par les garçons. Seul le chuintement des respirations paisibles se faisaient entendre aux oreilles de Tommy, qui lui, ne parvenait pas à dormir.
Aucun bruit ne s’elevait des lits. En bas, le garçon entendait Clara et Hank parler. Et ça sentait pas bon.
— T’es sûre ? Ça sent la chair fraîche, j’te dis.
— Ce sont les filles, tu le sais bien, Hank. Quoi d'autre ?
— Non… mmmh…J'te dis que ça sent pas pareil que d'habitude. T'as eu des invités ?
Une chaise crissa sur le sol et des pas lourds suivirent. Tommy se leva d’un bon, une idée derrière la tête. Si c’était vraiment un ogre (et il commençait à le croire) il venait pour eux. Le garçon, seul éveillé, récupéra les bonnets de ses frères au pied du lit et les disposa sur les têtes des filles. Il prit les barrettes de leurs cheveux et les installa bien vite dans les cheveux de ses frères et lui et se recoucha, tremblant de peur, espérant que sa ruse fonctionne.
La porte s’ouvrit au moment où il fermait les yeux. Pas de lumière. La grosse main brusque tâta sa tête, mais ne s’arrêta pas. Terrorisé, il perdit connaissance.
Au réveil le lendemain, les filles n’étaient plus là et Clara était dans tous ses états.
— Vous devez partir, garnements ! Mes jolies petites filles, c’est de votre faute tout ça ! Partez !
— Pas de souci, Mamie, c’est trop bizarre chez vous, grogna Rufus.
Les enfants ne se firent pas prier pour fuir ce manoir à toutes jambes. Toute la journée ils marchèrent pour rentrer enfin chez eux, auprès de leurs parents. Ils les avaient abandonnés, ils avaient refusé de venir les chercher, mais rien n’était grave, comparé à ce qui s’était passé chez les Essenbarn. La marche était éreintante pour le petit garçon de six ans, dans la campagne, sans ombre, aussi Horacio portait-il Tommy dès qu’il le pouvait, mais il ne se plaignait pas.
Alors que le soleil arrivait sur l’horizon, un homme immense surgit derrière eux, perché sur un scooter minuscule.
— J’ai vendu mon propre sang à cause de vous. Je vais vous écorcher vifs, vous démemembrer ! Vous êtes mon prochain repas !
— Un ogre ?
Cette fois personne ne se moqua d’Elio. Les dents, les mains énormes et caleuses. Oui, c’était un ogre. Ou un bûcheron tueur d’enfant. Ou pire. Un trafficant d’enfants.
Tommy, ne parvint pas à trancher, mais il sentit le danger. Vif, saisit un caillou plat et le lança tel un ricochet, droit sur la tempe de Hank, qui s’effondra. Il tomba de son ridicule scooter, qui était finalement qu’un genre de voiturette que les personnes âgées utilisent pour faire leurs courses.
— C’est quoi encore ça ? demanda Edward.
— Notre tiquet de sortie de la pauvreté, murmura Tommy. J’ai une idée. Rentrez chez les parents, j’arrive.
Le garçon sauta sur l’engin et fila avant que ses frères réagissent. En minutes, il était au manoir.
— Clara ? appela-t-il. Clara ! Au secours ! Hank s’est fait enlevé, ils demandent une rançon !
Tommy, avec force de détails, lui servit une histoire incroyable où Hank, en héros, les avait sauvés de maraudeurs tandis qu’ils rentraient chez eux. Devant le scepticisme de la grand-mère qui était persuadée que son époux était partit tuer les garçons de ses mains après avoir enfermé et vendu ses précieuses petites filles au premier scélérat du marché aux enfants, le garçonnet expliqua que ses voisines de chambres avaient seulement fait une blague à leur grand-père et qu’elles étaient seulement parties faire du camping en forêt, là où Hank avait pour habitude de passer ses journées à pêcher. Rassérénée, Clara daigna enfin croire à l’histoire de Tommy. Sans perdre un instant, elle se dirigea vers la banque la plus proche et revint banque avec de grosses liasses entassées dans un grand caddy que les vieilles utilisent pour leurs courses. Tommy qu’ils s’empressa de le récupérer et partit dans sa voiturette, traînant le caddy derrière lui.
— Vraiment, les enfants, ça rapporte bien, nota le petit garçon avec cynisme.
Bientôt, il fut à nouveau près de Hank et prit le soin de lui assener un bon coup de pieds dans les parties et un autre dans le nez, avant de remonter sur son petit chariot pour rejoindre la maison de ses parents, où ses frères attendaient avec angoisse.
Il fut accueuilli avec autant de soulagement et de ravissement. Son père, quant à lui, n’avait d’yeux que pour le caddy bleu que le garçon avait rammené. Il avait du mal à croire à cette histoire d’ogre, mais les billets qu’il pouvait sentir sous sa main, eux, l’étaient bel et bien
— Avec ta cervelle, mini pouce, on aura toujours de l’argent, fit son père avec délice. T’as pas ton pareil pour embobiner les gens !
— On va pas devenir des ogres, quand même ? fit Elio d’une petite voix. On va pas dévorer ou vendre des petits garçons, hein ?
— Non, banane, répondit le père. Par contre, détrousser les grands-mères avec cette gueule d’ange, ça…
Ainsi débute l’histoire du gang de Mini Pouce, le pillard.
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