It's a kind of magic...
Lui, c’est Joseph. Mais aujourd’hui, tout le monde l’appelle « gros ». Pourquoi ? Parce qu’il fait deux fois la largeur d’un adulte normal, et que son incroyable postérieur ferait damner une starlette d’instagram.
Et ce matin, il fait la gueule, le Joseph. Bien sûr, le sourire un peu couillon vissé sur son visage ne laisse rien transparaitre, mais c’est un fait, il tire une tronche de quinze pieds. Pourquoi ça, direz-vous ? Mettez-vous à sa place, il est même pas huit heures, et il fait déjà plus de quinze degrés. D’ici midi, il ressemblera à une éponge qui aura macéré dans du jus de chaussette tellement il aura transpiré. Et encore, ça, c’est rien. En plein hiver, c’est l’inverse, il a tellement froid qu’il se congèle les grelots. Dés qu’il trottine un peu de sa démarche de plantigrade, c’est les castagnettes.
Plus que tout ça, il y a un truc qui a le don de le foutre en rogne, notre ami. Il déteste les gosses ! Il les hait, c’est comme ça. Ils crient, ils courent, ils pleurent, ils lui marchent sur les pattes, ils lui tirent les poils, et même des fois, ils essayent de lui faire des caresses avec leurs mains qui sentent la bouffe trop grasse et trop sucrée. La dernière fois, un de ces chiards est allé jusqu’à se frotter contre sa patte alors qu’il venait de se pisser dans le froc, ce petit con. Et Joseph a passé le reste de la journée à sentir la transpiration rance, et l’urine ! Tout le monde s’est foutu de sa gueule, dans le groupe !
Il rêve tous les jours de pouvoir en claquer un ou deux, comme ça, en douce. Mais pas possible. On le surveille. On le suit. On l’épie. Pas moyen de se laisser aller à ses instincts sans qu’on ne vienne le rappeler à l’ordre.
Mais il y a une chose qui le fait se lever tous les matins, la gueule enfarinée d’une nuit trop courte et l’esprit embrumé par toutes les saloperies qu’il a bues ou fumées la veille. Pour oublier sa vie, un peu naze. Pour se donner du courage. Pour enlever les odeurs de graisse qui lui défoncent les narines.
Notre ami est amoureux. Pas d’une princesse pétasse comme il en croise dix par jour. De celles qui se promènent avec leur sourire vide et leurs manières exaspérantes, dans l’espoir de rencontrer leur prince charmant tout aussi niais et creux. Lui, il aime une femme, une vraie. Pleine de style et de vivacité. Un peu espiègle, jolie et intelligente. Elle est un peu vieux-jeu, mais c’est ce qui fait son charme, à ses yeux.
Hélas ! Pour son grand malheur, avec son physique, la belle ne le regarde même pas. Tout juste sourit-elle délicatement, d’un air un peu gêné, quand il vient faire des cabrioles près d’elle avec ses potes.
Il ne lui a d’ailleurs adressé la parole qu’une seule et unique fois. Ils venaient de finir leur journée. Lui transpirait comme un phoque, elle était aussi fraiche qu’une rose. Il lui a fait un petit geste de la main alors qu’elle passait à côté de lui... Bon, en réalité, il lui a fait un de ces petits coucou stupides et un poil effrayants, plus proches du salut d’un mime neurasthénique que d’un être humain normalement constitué.
La belle s’était arrêtée. Elle lui avait jeté un regard interrogateur.
— Ouais ? avait-t-elle lâché.
— Mmmhhh…mmmhh...mmmmhhh...mmmhmmhhm...Mmmhhhmmm, avait-il juste pu marmonner de derrière son masque.
Elle s’était tournée vers sa copine, qu’elle ne quittait jamais d’une semelle. Une rouquine à la chevelure si emmêlée qu'elle pouvait y abriter une famille entière de rongeurs.
— Il me veut quoi, lui ? avait-elle lâché sur un ton dédaigneux.
— Beeeen, j’sais pas trop, Mary, avait répondu l’autre. À mon avis, il essaye de te dire un truc, mais là, franchement, comme ça…
— C’est trop un looser, lui.
— Carrément !
Et les deux pét...demoiselles de s’en aller, pouffant de rire et se retournant par moments.
Lui, il était resté là, avec ses grosses paluches, son regard un peu triste. Ce qu’elle est belle, s’était-il dit en la voyant s’éloigner, dans sa robe en flanelle blanche, son large chapeau sur la tête et sa petite ombrelle qui tournoyait par-dessus son épaule.
Après ça, plus rien. Elle était restée à distance, et s'était contentée de rigoler avec ses copines dès qu’elle le voyait.
Il rumine toutes ses rancœurs tandis qu’il avance dans les allées. Il a réussi à se planquer et à échapper à la meute. Il vient même de s’en griller une, en douce. Pas facile, vu son attirail, mais il a de la pratique.
Il est désormais à la limite de sa zone, mais il s’en cogne. Il a rendez-vous avez son pote. Son seul et unique pote. Un mec un peu barré, qui parle en faisant de drôles de gestes de la main, et qui a la sale manie de se coller un trait de khôl sous les yeux. Sérieux ! Du khôl, quoi ! Mais bon, faute de grives, on mange des merles. Quand un seul gars sur mille vous parle, on ne fait pas trop le difficile. Un peu comme un naufragé sur une ile déserte qui découvrirait une chèvre qui…
Passons.
Le voilà qui s’approche. Démarche chaloupée, teint crasseux. Pas de doute, c’est lui.
— Héééé, mais c’est mon pote Baloo ! Comment ça va, tête de mite ?
Soupir.
— Ouais, salut, Jack. Quoi de neuf par chez toi ?
— Bah, la routine. Du rhum, des femmes, et de la bière.
Tous les matins, il la lui sort, cette blague ! Et tous les matins, il éclate d’un grand rire gras et s’écrie :
— Ha ! Ha ! Nom de Dieu !
Et tous les matins, notre ami fait mine de rire avec lui.
Éternel recommencement d’un supplice plus douloureux encore que celui de Prométhée.
— Ça boume, sinon, côté cœur, mon gros ? reprend monsieur khôl.
— Si tu veux savoir si j’ai réussi à approcher Mary, ben non, alors, ça boume pas.
— Bah, au moins tu as de la chance, mon cochon. Moi, de mon côté, j’ai que des barbus qui puent la mort avec des chicots plus défoncés qu’un rasta un jour de livraison. Et vu ma dégaine, les belettes passent leur temps à se foutre de ma poire plutôt qu’à admirer mon regard charbonneux.
Ça, pour être charbonneux, il l’est, songe notre ami. De quoi faire tourner une centrale électrique à plein régime pendant au moins un an !
Et soudain, c’est le drame. Un troupeau de morpions courent vers eux. Ils brandissent toutes sortes d’armes. Des glaces, des sachets de pop-corn, des hot-dog. Et même, suprême calamité, des carnets avec des stylos ! Ça, c’est pire que tout !
Baloo empoigne son pote, le lance dans la masse grouillante et se débine. Il court, se dandine d’une jambe sur l’autre d’une démarche à la fois comique et instable. Il sue encore plus que d’habitude, c’est déjà une piscine poisseuse à ses pieds. De celles qu’on trouve au milieu des motels bas de gamme, pleines de vase et de moisissure. Mais il doit courir. Sauver sa peau. Et tant pis pour les blessés, on les laisse sur le champ de bataille !
Il souffle. Il halète. Il vient de tourner au coin d’un chemin à peine visible. Il se cache, essaye de respirer. Il est dissimulé derrière deux faux palmiers poussiéreux. Mieux que rien, de toute façon.
Dans son oreille, ça grésille :
— Joseph, bordel, qu’est-ce que tu fous ? Ça commence dans cinq minutes ! T’as intérêt à te radiner fissa ou je t’éjecte à coup de pompe. Compris ?
Merde ! L’heure ! Il a pas fait attention !
Il va devoir se palucher tout le parc à vitesse grand V si il veut pas pointer au chômage demain. Rien qu’à l’idée de ce qui l’attend, il est à deux doigts de tout envoyer bouler. On va encore l’affubler de ces deux immondes noix de coco sur la poitrine et de sa ceinture de bananes. Franchement...des noix de coco et une ceinture de bananes... Il paraît que c’est hilarant. C’est humiliant, ouais !
Ensuite. Ensuite, il faudra danser avec ses super potes : le singe machin, la panthère bidule, et ce petit crétin en pagne. Vas-y Baloo, fais ton show débile ! Pendant des plombes. À faire croire qu’on s’amuse et que la vie c’est trop génial, qu’il en faut peu pour être heureux, et toutes ces conneries.
Show must go on, disait l’autre.
Avec un peu de chance, demain, il pourra arriver à soudoyer le répartiteur. Peut-être qu’on lui filera un rôle à sa hauteur : Jafar ou le capitaine Crochet, ça serait le pied. Il pourra assouvir sa vengeance, être un méchant sans avoir à jouer, à faire semblant.
Oui, demain. Demain, il se vengera.
Oh oui, il se vengera.
La musique se met en route. Elle lui défonce les esgourdes, jour après jour, au point de l’entendre la nuit, quand il dort. Et cette putain de voix à la con qui hurle ensuite dans les hauts-parleurs :
— Mesdames et Messieurs, et vous les enfants. Disney land Paris est fier de vous présenter sa parade magique...
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