V

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28 août 1270, palais de Tunis, Ifriqiya

Notre roi se tenait sur le trône du sultan de Tunis, rayonnant de toute sa gloire, la croisade avait fait un premier pas décisif vers le succès.

Au sein de cette ville allait se construire un nouveau pan inédit de l'histoire du roi Louis IX. Tous les croisés chantaient les louanges du miracle du roi, qui avait fait pleuvoir le feu divin et vaporisé les portes de la cité comme si elles n'étaient que de vulgaires fétus de paille.

Dans la grande salle, l'ex-sultan Muhammad al-Mustansir rampait misérablement aux pieds de Sa Majesté, implorant son pardon, invoquant la pression que Baybars, le sultan d’Égypte, avait fait peser sur lui, le faisant changer d'avis sur sa conversion à la foi chrétienne.

À l'écoute de ce plaidoyer, l'ange se racla la gorge de façon peu discrète. Il porta un regard appuyé en direction de Louis et je vis le regard du roi se durcir.

Notre roi, d'une voix sèche que je ne lui connaissais pas, lui demanda de façon rhétorique s'il trouvait que le roi de France méritait de passer après un sultan égyptien.

Le visage de l'ex-sultan vira au blanc et son corps fut secoué de tremblements mais nulle pitié n'effleura l'esprit du roi Louis. D'un geste, il indiqua à deux templiers présents dans la salle de se saisir d'al-Mustansir et le gros sarrasin hurla alors que deux bras fermes le soulevèrent du sol et l'emportèrent loin de nous.

C'était une sensation bizarre que de réfléchir à la façon dont l'histoire prenait certains virages décisifs, qui changeaient complètement la face du monde. Ce soir, tous les proches du roi venaient d'assister à cette scène pathétique et pourtant ô combien historique. Toute la nation sarrasine de l'Ifriqiya venait de basculer.

L'Ifriqiya donc, s'étalant de Constantine à Tripoli, allait rejoindre la chrétienté sous la domination du prince Philippe, que son père voulut récompenser pour sa bravoure au combat.

Louis venait d'exposer sa volonté et bien que de nombreux nobles influents – en particulier les frères du roi – auraient pu faire valoir leurs intérêts à propos de cette région, personne n'osa contester cette décision. Ce soir, épaulé de l'ange de Dieu et victorieux des sarrasins, le roi de France était plus puissant que jamais.

Cependant ce que je lut alors dans le regard de Jean Tristan me fit songer qu'il ne faudrait pas tarder à satisfaire les appétits de domination du jeune prince.

L'ange coupa court à tout flottement. De sa voix grave et autoritaire, il annonça à tous ceux qui étaient présents que Dieu avait fait de Louis son émissaire terrestre, le bras armé de sa volonté. Le succès à Tunis n'était que le premier d'une longue série. Bientôt il en viendrait beaucoup d'autres et tous ceux qui se tiendraient dans le giron du roi Louis seraient récompensés comme il se doit.

À genoux sur le marbre dur, nous buvions les paroles de l'envoyé de Dieu, puis nous nous sommes mis à l'unisson à prier et à chanter pour le roi. Pour que le Seigneur lui permît de régner et de nous guider le plus longtemps possible.

J'espérais sincèrement avoir mis la plus grande des ferveurs dans ma prière. Je souhaitais le meilleur pour notre roi. Mais je devais avouer qu'il devenait difficile de douter et de craindre un revirement de situation. En effet, que pourrait-il arriver de terrible à un homme qui était épaulé par un ange ? Il n'y avait pas de raison de s'inquiéter outre mesure.

Ainsi, une fois cette scène de dévotion collective terminée, chacun prit congé du roi. Un banquet était prévu pour fêter notre victoire, mais avant cela nous prîmes le temps d'aller nous rafraîchir dans nos quartiers. Chaque membre influent de l'entourage royal avait hérité d'une chambre dans l'immense palais sarrasin et en y pénétrant, on ne pouvait qu'avouer que les pièces étaient meublées avec goût. Un grand balcon faisait entrer la lumière dans ma chambre, tandis que de larges rideaux attachés par des cordelettes dorées me permettaient de choisir quand les déployer pour bloquer une chaleur qui serait devenue trop étouffante. J'appréciais la présence d'un petit bureau et d'une chaise en rotin qui m'offriraient un support pour écrire mon récit de l'ascension du roi Louis IX tant que nous résiderions dans ce palais.

Je choisis d'abord de faire mes ablutions à l'aide d'une vasque remplie d'eau puis je m'offris la permission de me laisser aller au sein des nombreux coussins qui agrémentaient ma couche.

Quel plaisir de pouvoir jouir des biens de l'ennemi vaincu ! Intérieurement, j'espérais que le futur serait toujours aussi serein.

Deux heures plus tard, le son des instruments à cordes et à percussion, ainsi que l'odeur enivrante des mets de la région me firent poser ma plume et sortir de ma chambre. J'eus le plaisir de croiser le prince Jean Tristan et tout en conversant ensemble nous empruntâmes l'escalier en direction de la salle de réception.

L'effervescence de la scène, ses couleurs chatoyantes, la myriade de mets qui remplissaient la table, tout mettait en valeur la fête en l'honneur du roi et de son écrasant succès.

Tout sauf une chose.

Une ombre qui dansait entre les arcades à l'arrière-plan.

Le corps de Muhammad al-Mustansir pendait dans la cour, suspendu à la corde d'un gibet.

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