Chapitre 19 - Isolement
Takuya quitta le village avant l'aube. Il ne voulait pas de regards, pas de questions. L'air était frais, le ciel encore bleu sombre, et les premiers souffles de brume coulaient entre les cabanes comme une respiration lente. Il avait laissé un mot simple, calé sur sa table de travail :
"Deux jours. Pas plus. Ne me cherchez pas."
Pas d'explication. Pas d'au revoir.
Son sac était léger : un peu d'eau, quelques racines séchées, son carnet, le burin de Lioran, quelques fragments de pierre prélevés autour du chantier, et sa propre pierre de test encore tiède. Il emportait aussi la même épée silencieuse, celle de Varek, fixée dans son dos. Pas pour s'en servir. Mais parce qu'elle était devenue une constante.
Il s'éloigna vers l'est, en direction d'une clairière qu'il avait déjà repérée : abritée, stable, avec accès à un filet d'eau, et suffisamment loin pour qu'on ne l'interrompe pas. La terre y était plate, les pierres nombreuses. Parfait pour des tests. Parfait pour s'isoler.
Le silence était complet. Même les oiseaux semblaient attendre.
CAINE émergea dans son esprit avant qu'il ne parle :
« Objectif du repli : concentration. Ciblage : respiration, symboles, sphères, liaison élémentaire. Durée estimée : 48 heures. »
— C'est tout ce qu'on a, murmura Takuya.
Il arriva au lieu choisi. Pas de rituel. Il planta deux piquets, tendit une bâche grossière, ramassa de la mousse sèche et dégagea un espace autour d'un rocher plat. Ce serait sa table.
Il disposa son carnet et le burin, posa la pierre chauffante au centre, puis s'assit. Il ne sortit pas son carnet tout de suite.
Il ferma les yeux.
Respiration lente. Profonde.
Il entra dans l'exercice comme on entre dans une chambre fermée, en repoussant les bruits du monde. Ses paumes contre ses genoux, il se laissa porter par le souffle.
CAINE resta silencieuse.
L'air était frais, mais immobile. La clairière l'enveloppait.
Il pensa, sans le dire : Je ne suis pas venu chercher une réponse. Je suis venu rencontrer mes limites.
Et en les rencontrant, les tracer.
Un pas à la fois.
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La clairière était immobile. Aucun bruissement de feuille, aucun chant d'oiseau ne venait rompre la tension suspendue de l'air. Le matin n'était pas encore totalement levé. Une brume légère rampait au sol, et le monde semblait retenir son souffle, comme si lui aussi attendait.
Takuya était assis, jambes croisées, les mains posées sur ses genoux. Il ne bougeait pas. Son regard, abaissé vers le sol, ne voyait rien de concret. Ce qu'il regardait était ailleurs. Il était entré dans la Respiration du Réceptacle.
Lente. Profond. Circulaire.
Il inspirait par le nez, retenait l'air, expirait par la bouche. Et à chaque cycle, il visualisait son corps comme un vase, un creux, un espace fait pour contenir, mais aussi pour laisser circuler.
Au départ, rien. Juste une stabilité.
Puis, une pression légère sous le plexus. Un centre. Une concentration.
Il ne s'était jamais senti ainsi. Pas même dans les moments de plus haute tension, pas même au sommet d'un combat. Cette fois, son attention était entière. Pure. Totale.
La voix de CAINE apparut comme un souffle interne.
« Synchronisation stable. Onde respiratoire harmonisée. Canalisation amorcée. »
Il ne répondit pas tout de suite. Il resta là, dans cette tension parfaite, et soudain, il vit.
Pas avec ses yeux. Avec son être.
Une lueur émanait de sa poitrine. Pas forte. Mais constante. Un éclat bleu-argent, presque pulsant, comme un cœur énergétique. Autour, d'innombrables filaments, semblables à des racines, s'étendaient vers l'extérieur, suivant le tracé de ses membres, de sa nuque, de son dos. Ses veines de mana.
— Qu'est-ce que c'est ? murmura-t-il sans rompre le rythme.
« Structure énergétique interne. Noyau de mana : point de condensation, conversion et redistribution de l'énergie. Veines de mana : réseau de circulation. »
— Je n'ai jamais ressenti ça...
« Vous respiriez. Mais vous ne circuliez pas. »
Le silence reprit. Mais dans l'esprit de Takuya, quelque chose était en train de se construire. Il comprit que la respiration n'était pas l'objectif, ni même le mécanisme. C'était la clef.
Son mana ne pouvait pas simplement se mobiliser sur ordre. Il devait d'abord se condenser dans le noyau, comme l'air dans les poumons, puis être libéré dans ses veines, selon un rythme compatible avec la respiration.
Il tenta.
Il guida lentement son énergie spirituelle — ce qu'il nommait ainsi faute de mieux — vers ce point central. La pression augmenta. Il sentit une chaleur diffuse, comme un courant tiède, dans le centre de sa poitrine. Puis, avec l'expiration, il chercha à la laisser s'étendre dans les veines.
Une secousse le traversa. Légère. Un frisson sous la peau. Comme si un liquide trop dense s'était introduit dans un circuit trop étroit.
« Flux irrégulier. Conversion partielle. Stabilité : 31 %. »
Il ne chercha pas à forcer. Il recommença.
Cycle après cycle. Conversion après conversion. Il affina la synchronisation entre son souffle, son noyau, et ses veines. Le tout prenait une dimension vivante, presque chorégraphiée.
L'herbe autour de lui frémissait par moment. L'air se densifiait légèrement. Rien de violent, mais quelque chose se mettait en place. Une organisation invisible.
Au bout d'une heure, il rouvrit les yeux.
La clairière lui semblait différente. Plus profonde. Plus lente.
Il prit son carnet, nota :
> "La respiration n'est pas une simple entrée d'air. C'est un guide.
Le noyau est le foyer. Les veines sont le fleuve.
Et le mana, une eau que je dois apprendre à canaliser, pas à imposer."
Il s'allongea quelques instants. Il était paisible. Pas changé. Mais aligné.
Et pour l'instant, ça suffisait.
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Takuya s'était levé après une courte pause, le corps encore ancré dans la méditation précédente. Autour de lui, le calme régnait toujours. La clarière baignait dans une lumière douce, tamisée par les feuillages. Un souffle de brise faisait danser les hautes herbes, et les rayons du matin glissaient entre les branches pour se poser sur la pierre plate qu'il avait nettoyée.
Il avait disposé devant lui les fragments de matériaux qu'il avait emportés lors de son départ : bois sec, os poli, pierre friable, roche dense. Chacun reposait dans une petite coupelle ou sur un linge. Il s'agenouilla, dégaina le burin de Lioran, le fit tourner entre ses doigts.
— On va commencer par le plus simple.
Il choisit le bois sec, une planche d'écorce rigide mais légère. La gravure était facile. Le burin glissait bien, dessinant le symbole de chaleur sans résistance majeure. Il suivait avec précision le tracé mental fourni par CAINE : spirale ouverte, trois lignes croisées, symétrie parfaite.
Mais dès qu'il injecta une faible dose de mana, le bois réagit mal. Une odeur acre monta. La surface noircit instantanément, puis se fissura. Des éclats de suie s'envolèrent en volutes noires.
« Taux de rétention thermique : faible. Combustion spontanée à basse activation. Incompatible. »
Takuya se contenta de hocher la tête. Il était venu pour ça : découvrir les limites.
Deuxième test : l'os.
Il choisit un fragment long et lisse. L'aspect dense semblait prometteur. Mais la gravure était difficile. Le burin glissait plus que sur le bois, obligeant à ralentir, à appuyer plus fort. Le moindre décalage risquait de briser le symbole. Il ajusta son angle, régla sa respiration. Traça lentement.
Quand ce fut terminé, il activa.
L'effet fut immédiat. Une vibration sourde parcourut le morceau d'os. Une fissure fine, nette, apparut au centre, le traversant de part en part. Il n'eut même pas le temps de le retirer : le matériau se fendit en deux moitiés inégales.
« Propriété conductrice instable. Structure non adaptée aux circuits énergétiques. »
— Donc pas un conduit, murmura-t-il. Trop rigide. Trop cassant.
Il prit une minute pour inscrire quelques observations dans son carnet, dessinant en marge les lignes de la fissure, notant l'ordre exact des réactions. Il tenta même de croiser les données : texture, profondeur de gravure, temps d'activation, forme de rupture.
Troisième test : pierre friable.
Elle semblait prometteuse. Légèrement poreuse, mais assez lisse. La gravure fut plus délicate : le burin accrocha parfois des grains, créant des micro-déformations. Il fit au mieux. Une fois le symbole achevé, il activa.
La pierre commença à s'effriter presque aussitôt. Le mana s'enfonça dans les fissures naturelles et les dilata. Le motif perdit sa forme. La roche se désagrégea lentement, puis s'effondra en une poignée de gravats.
« Granularité trop élevée. Absorption instable. Perte de structure énergétique. »
Takuya se redressa, passa une main sur son front. La sueur perla, non pas de fatigue physique, mais d'une concentration soutenue. Il observa les trois fragments détruits devant lui. Trois supports. Trois échecs. Trois leçons.
Enfin, il prit le dernier échantillon : roche dense. Elle était lourde, froide au toucher, et légèrement poreuse sans être friable. Il inspira, cala son souffle. Commença la gravure.
Chaque trait était lent. Profond. Stable. Le burin mordait sans forcer, laissant une marque nette. Takuya sentit que la pierre « recevait » le symbole. Il termina, essuya la surface, et ferma les yeux pour concentrer son mana.
Il activa.
La pierre réagit doucement. Une chaleur sourde se diffusa. Pas brutale. Pas explosive. Mais tenace. Constante. Elle résista même lorsque Takuya coupa son flux. La chaleur restait.
« Stimulation optimale. Absorption progressive. Conversion thermique : active. Durée estimée : 37 minutes. »
Il posa la main sur la roche. Tiède. Vivante.
— Donc ça, c'est une base.
CAINE confirma : « Stabilité = densité + précision + compatibilité énergétique. Vous entrez dans l'art de l'ancrage. »
Takuya resta silencieux un moment. Il regarda les fragments éparpillés, leurs ruines. Puis il inscrivit dans son carnet, ligne après ligne, ce qu'il venait d'observer.
> "Je dois affiner mon contrôle pour graver sur d'autres matériaux...
Ou trouver plus de matériaux compatibles. Chaque matière parle une langue. Je dois les apprendre."
Et pour la première fois, il ne vit pas ses outils comme des armes.
Mais comme des lettres. Et les symboles, comme un langage.
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Le temps s'était figé autour de lui. La clarière était baignée d'une lumière crue, sans vent. Takuya était toujours assis, les jambes croisées, mais son regard n'était plus tourné vers l'intérieur. Il observait la pierre tiède entre ses mains, celle qui avait accepté le symbole de chaleur avec une docilité presque troublante. Une base. Une référence.
Mais la curiosité, chez lui, était comme le feu : elle brûlait doucement, puis exigeait plus.
Il déposa la pierre à côté et sortit une autre roche, plus large, plus lourde. Une dalle naturelle, taillée à peine. Il la nettoya, souffla la poussière de sa surface, la cala sur son support d'essai. Il resta un moment immobile, les yeux fermés, puis parla à voix basse :
— Deux symboles. Même circuit. Double flux. Voyons.
CAINE ne répondit pas. Pas encore.
Il entama la gravure. Le premier symbole, à gauche, s'inscrivit avec une rigueur mécanique. Spirale, trait, croisement. Le deuxième, symétrique, à droite, était une répétition parfaite. Chaque ligne était soutenue par le souffle. Chaque courbe suivait un rythme identique au battement de son cœur.
Une fois les deux terminés, il essuya la surface et resta penché sur la dalle.
« Phase de test en attente. »
Il posa les deux mains sur la pierre, index à l'aplomb de chaque symbole.
Il respira. Longuement. Profondément.
Et infusa.
Au départ, tout sembla se passer comme prévu. Les deux symboles s'éclairèrent lentement. La chaleur monta, plus vite que dans ses tests précédents. Le matériau vibrait sous ses paumes.
Mais rapidement, un décalage se produisit.
Le symbole de gauche pulsa plus rapidement. Le flux de mana se concentra davantage sur cette zone. Le symbole droit, en revanche, ralentissait, comme si sa canalisation était étouffée.
« Déséquilibre énergétique. Courant gauche dominant. Polarisation déstabilisée. »
Takuya tenta de compenser. Il se concentra sur le côté droit, dirigea son souffle, sa volonté, son flux... mais le symbole gauche avait déjà absorbé une quantité disproportionnée de mana.
Les deux symboles commencèrent à pulser à des rythmes opposés. La dalle vibra, les contours lumineux devinrent irréguliers.
« Oscillation non synchronisée. Risque de surcharge imminent. »
Takuya voulut interrompre l'infusion, mais il était trop tard.
La dalle émit un craquement sec, suivi d'une onde de chaleur violente. Une éclaboussure de lumière jaillit, accompagnée d'un souffle circulaire. La pierre éclata en éclats irréguliers, projetant des fragments incandescents autour de lui.
Takuya fut soufflé en arrière. Il tomba sur le dos, étouffa un gémissement. Sa paume droite était rougie, les veines chauffées à blanc. Le souffle court, les yeux brouillés.
CAINE fut la première à rompre le silence.
« Tentative classée : échec. Cause principale : surcharge par canalisation non maîtrisée. Contrôle simultané non validé. Écart de régulation : 63 %. »
Takuya ne dit rien. Il regarda le ciel, les branches au-dessus de lui qui semblaient penchées sur sa chute comme des témoins silencieux.
Après plusieurs longues minutes, il se redressa. La douleur dans son bras s'était atténuée, mais sa respiration était encore hachée. Il ramassa un fragment de la dalle explosée. Le trait de gravure y était encore visible.
— Ce n'est pas le symbole. C'est moi.
Il prit son carnet et, d'une main tremblante, nota :
> "Ce n'est pas la pierre qui a rompu.
C'est moi qui l'ai surchargée.
Deux symboles exigent deux niveaux de conscience. Je n'en ai qu'un pour l'instant."
Il ferma le carnet, le posa à côté.
Et pour la première fois depuis qu'il était arrivé dans cette clarière, il ne fit rien.
Il attendit simplement que le monde redevienne silencieux.
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Le vent n'était plus qu'un souffle, même la brume semblait s'épuiser, et les oiseaux avaient cessé de chanter. La clarière était calme, immobile, comme si elle attendait elle aussi que quelque chose se passe. Takuya était toujours assis, les mains sur les genoux, écoutant sa respiration.
Les tentatives de fusion de l'eau et du symbole de chaleur l'avaient laissé exténué. Pas physiquement, mais mentalement. Une fatigue de l'esprit, plus lourde que celle de son corps. Le mana, ses canaux, les veines de mana dans ses bras... tout était comme distendu, étiré, une sensation d'étouffement sans réel obstacle. Le flux n'était plus fluide.
Il tenta une fois encore.
Une sphère d'eau. Doucement. Lente, précise. Le mouvement du mana plus doux cette fois, plus mesuré. Mais à peine la sphère formée, l'instabilité était déjà présente. Un souffle trop fort, un flux trop intense, un symbole mal posé. Là où il avait voulu concentrer l'effort, il n'avait qu'une faille.
La sphère commença à se briser, comme un fragile vaisseau en pleine mer. Des bulles s'envolèrent, et l'eau se dissipa en un réseau diffus de vapeur.
Il s'arrêta à ce moment-là, avant que l'éclat final ne survienne. Il laissa les fragments invisibles de mana flotter dans l'air comme des poussières d'échec.
Il regarda autour de lui, puis ferma les yeux.
Tout était réduit à la tranquillité, et pourtant il avait l'impression d'avoir tout gâché. Pas d'un seul geste, mais par une accumulation de petites erreurs, chaque infime décalage rendant la moindre tentative impossible.
CAINE finit par parler, sa voix plus posée, presque distante :
« Redondance expérimentale. Aucun progrès notable enregistré sur les trois dernières tentatives. »
Takuya inspira longuement.
— Et pourtant je fais tout pareil...
« Peut-être est-ce le problème. »
Il ouvrit les yeux, cette fois pour fixer le ciel au-dessus de lui. À travers la canopée, les nuages passaient lentement. Il s'était crû proche d'un résultat. Mais à trop chercher à reproduire, il s'était privé de comprendre.
Les heures passèrent. Lentement. Il recommença. Une fois. Deux fois. Puis cinq. Aucune ne donna même l'ébauche du résultat précédent. Chaque sphère était soit trop instable, soit trop faible. Les symboles refusaient d'interagir. L'eau se dispersait, ou restait figée.
La frustration monta, discrète, mais tenace. Elle s'insinua dans ses gestes, alourdit son souffle. Elle distordit le lien fragile entre l'intention et l'action.
Il s'arrêta.
Plus de sphères. Plus de tests. Il posa son burin, ses pierres, son carnet. Il regarda autour de lui. Le sol était couvert de marques : restes d'eau, débris de pierre, lignes éphémères de condensation, cicatrices invisibles d'une journée d'efforts.
Il s'assit dans l'herbe, genoux repliés, et ferma les yeux. Il ne voulait plus penser. Juste digérer l'échec.
Pas pour l'oublier.
Pour en absorber le goût. L'amertume. Et, peut-être, la vérité cachée derrière l'envie d'aller trop vite.
Une voix, douce cette fois, résonna dans son esprit.
« Vous n'avez pas perdu votre chemin. Vous l'avez seulement regardé trop vite. »
Il sourit. Juste un peu. Et reprit son souffle, là où il aurait dû commencer : dans le silence.
Takuya resta longtemps assis sans rien faire. Rien tenter. Rien projeter.
La clarière avait changé de lumière. Le soleil, autrefois haut et aveuglant, inclinait ses rayons dans des angles plus doux, dessinant des ombres longues au sol. L'air avait un goût plus frais, plus mûr. La moitié du jour était passée.
Takuya n'avait pas dormi, mais il avait réussi à se réinstaller dans le calme. Ses mains n'étaient plus crispées. Son souffle ne trahissait plus la frustration. Il était là. Présent. À nouveau.
Quand il ouvrit les yeux, il murmura doucement :
— CAINE. Rapport complet. Toutes mes tentatives depuis ce matin.
La réponse fut quasi instantanée, la voix de l'IA plus calme qu'à l'accoutumée, comme réglée sur sa respiration :
« Synthèse des tentatives :
Total : 11 essais.
— 5 instabilités structurelles : intégration incorrecte du symbole dans le volume liquide.
— 3 pertes de cohérence sphère/souffle : souffle irrégulier, canalisation asynchrone.
— 2 surcharges internes : afflux de mana non ajusté à la capacité de circulation.
— 1 activation partielle : effet de chaleur localisé, non soutenu.
Conclusion : mécanisme de régulation insuffisant. Alignement rythmique souffle / intention magique non validé. Fatigue mentale accrue. Capacité adaptative réduite. »
Takuya ferma les yeux un instant, intégrant l'information sans tension. Il ne réagit pas à l'ampleur de l'échec. Pas cette fois.
Il avait demandé la vérité. Il l'avait reçue.
Il régléa sa posture, redressant la colonne vertébrale, relâchant les épaules. Puis il posa les mains sur ses genoux, paumes vers le ciel.
Et il reprit.
Non pas un test. Pas un symbole. Pas une forme.
La respiration.
Pure. Seule. Sans attente.
L'air entrait par le nez, lentement, comme aspiré depuis le sol même. Il descendait jusque dans son centre, emplissant le noyau de mana sans qu'il ne le force. Puis il remontait, balayait les tensions, sortait sans bruit. Un souffle. Un cycle. Un simple battement de l'être.
Au fil des minutes, son corps cessa de vouloir intervenir. Il ne voulait plus produire. Il voulait ressentir.
Et dans cette lenteur-là, quelque chose apparut.
Pas une image. Pas une voix.
Une cohérence.
Il ressentait son noyau comme un point chaud, dense, mais apaisé. Il n'était ni contracté ni en expansion. Juste stable. Ses veines de mana, étirées, fatiguées, reprenaient leur forme, comme des ruisseaux séchés retrouvant leur lit.
La circulation ne s'activait pas. Elle existait.
Il murmura, sans rompre le souffle :
— Je voulais dominer ce flux...
CAINE répondit après quelques secondes de silence :
« Vous avez tenté de contraindre un rythme. Vous deviez l'écouter. »
Takuya ouvrit lentement les yeux. Devant lui, un insecte voletait. Une libellule, fine, transparente, immobile dans l'air. Elle tournoyait près d'un filet d'eau.
Lui aussi tourna la tête.
Un mince ruisseau s'écoulait le long d'une pierre. L'eau y glissait en silence, changeant de forme à chaque aspérité. Parfois droite, parfois cassée, parfois éparpillant sa surface.
Mais jamais elle ne s'opposait.
Elle contournait. S'adaptait. Persistait.
Il comprit.
Le mana qu'il voulait modeler à sa volonté n'était pas un outil, ni un flux à contraindre. C'était un comportement à épouser.
Une manière d'être.
Il ne bougea pas. Il ne parla plus. Mais il nota, dans son esprit :
"Je ne forcerai plus la réaction. Je bâtirai le contexte."
Les minutes devinrent longues. Puis invisibles. Il ne pensait plus à réussir ou à échouer. Il respirait. Il se laissait ressentir.
Le mana dans le sol vibrait faiblement. Celui dans l'air était stable. En lui, tout recommençait à s'aligner.
CAINE ne parla plus.
Et Takuya, pour la première fois depuis son arrivée dans cette clairière, n'était plus dans l'effort.
Il était dans l'écoute.
Et cela suffisait.
Le soleil avait commencé sa descente, et la clarière baignait dans une lumière dorée qui glissait entre les feuillages en longues lignes tranquilles. Takuya s'était relevé. Son souffle était stable. Son regard clair. Sa posture droite, souple, à la frontière du repos et de la disponibilité.
Il ne ressentait plus la fatigue des heures précédentes. Son noyau de mana était revenu à sa forme naturelle, pleinement rechargé. Sa réserve était fluide, comme si sa respiration seule avait suffi à purger les déséquilibres. Il ne s'était pas seulement reposé. Il s'était réaligné.
Les mains croisées dans le dos, il regardait le sol de la clarière, couvert de traces, de marques, de sillons éphémères.
— Je dois essayer une autre approche, dit-il doucement, plus pour lui-même que pour quelqu'un.
Puis, relevant un peu la tête, il ajouta :
— CAINE. Intègre ça dans ta base de données : je dois voir les choses sous tous les angles. Ce monde n'est pas régi par les mêmes règles que le nôtre. Ou alors... peut-être que cette magie existait déjà. Mais nous ne savions pas comment interagir avec. Enfermés dans notre façon de penser.
La voix de CAINE ne se fit pas entendre tout de suite. Mais Takuya savait qu'elle avait enregistré.
Il s'éloigna de quelques pas, s'arrêta au centre de la zone, et tendit les bras légèrement. Puis il ferma les yeux. Sa respiration, encore une fois, guida le mouvement.
Il concentra une fine pellicule d'eau au sol. Une plaque stable, dense, condensée avec soin à l'aide de son mana. La surface devint lisse, brillante comme un miroir, étalée sur environ un mètre cinquante.
Il ne se focalisa pas sur la forme.
Il se concentra sur l'espace qu'elle occupait.
Puis il recula d'un mètre, se redressa, leva la main droite en direction de la flaque.
Sans mot, sans geste préparatoire, il projetta le premier symbole à distance, à l'aide d'un flux fin et maîtrisé de mana. L'effet fut immédiat.
La flaque scintilla, comme si elle avalait le symbole.
Pas de projection, pas de rebond. Le tracé se dissout dans l'eau comme de l'encre. Et pourtant, la structure du symbole restait lisible. Active.
L'eau vibra doucement. Elle chauffa.
Pas de vapeur. Pas d'ébullition. Une chaleur tiède, comme si le symbole lui avait insufflé une tension douce, mais constante.
Takuya fronça les sourcils. Il n'avait rien alimenté, rien maintenu. Le mana était parti. Pourtant, la flaque continuait à briller.
Il fit un pas de côté, leva de nouveau la main.
Deuxième symbole.
Cette fois, les contours du premier s'illuminèrent plus fort. Une chaleur plus vive monta du sol. Des bulles crèvèrent la surface. L'eau entrait en ébullition.
Takuya sentit une onde thermique lui frapper la poitrine. Il sourit. C'était cohérent. Fonctionnel. Mais il voulait plus.
Troisième symbole.
Le mana jaillit en ligne droite, comme un filament de feu invisible. Il s'inscrivit dans l'eau, et aussitôt, tout changea.
La flaque se déforma, gonfla par endroits. Des bulles grandes comme des pierres explosèrent à sa surface. La chaleur devint intenable.
Takuya recula d'instinct.
Un mètre. Puis deux.
Il sentit la chaleur monter le long de son visage. Sa main droite brûlait presque. Il fit encore trois pas en arrière et se stabilisa à cinq mètres.
L'eau était devenue blanche, opaque, comme en fusion. Une vapeur dense s'élevait lentement, sans bruit, mais à une vitesse constante.
Il leva la main gauche.
— CAINE. Analyse.
« Température de surface : 500 degrés Celsius.
Zone d'effet thermique : 1 mètre.
Zone de ressenti : 10 mètres.
Stabilité détectée. Durée estimée de l'effet : 15 minutes. »
Takuya resta un long moment à observer la flaque. Il voyait l'effet. Il ressentait la réaction.
Mais il ne comprenait pas le processus.
Il n'avait pas infusé en continu. Il n'était plus connecté. Et pourtant, le phénomène persistait.
— CAINE... comment l'eau maintient-elle le symbole sans apport de mana ?
« Hypothèse probable : l'eau a absorbé une partie du mana ambiant. Capacité d'ancrage temporaire du symbole activée par densité magique résiduelle. »
Il s'accroupit lentement, à distance.
— Une flaque. Une simple flaque. Et pourtant, elle agit seule.
Il comprit qu'il avait franchi un seuil.
Ce n'était plus de la magie à usage. C'était un comportement énergétique autonome. Il avait lancé un processus, mais l'environnement avait pris le relais.
Ce monde n'était pas un théâtre pour sa volonté.
C'était un système vivant, en interaction, en réaction, en attente.
Et pour la première fois, il n'était pas seulement un être déposant des symboles. Il était un acteur d'un processus qu'il devait encore découvrir.
La chaleur était forte, mais non menaçante. Elle se maintenait. Se défendait. Mais n'envahissait pas.
Il nota dans sa mémoire :
"Il faut explorer la capacité d'ancrage du symbole dans l'élément.
L'eau agit comme vecteur, mais aussi comme catalyseur. Elle m'aidait. Peut-être depuis le début."
Puis il s'assit à distance, et observa encore.
Le ciel avait commencé à virer au rose. Les ombres s'étaient allongées.
Et lui, immobile, savait que le plus dur à venir ne serait pas de comprendre comment faire.
Mais comment se laisser faire par ce monde.
Et il était prêt.
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