4. Assistance
Torcher une bouteille toute seule, je n’avais jamais fait. Je me suis mis à vomir tripes et boyaux aux trois quarts. Trop occupée à gerber dans la cuvette, mes jambes flasques et mes tempes froides, j’ai trouvé plus aisé de me pisser dessus que de me hisser sur le trône.
Mercredi s’est levé bien avant moi et s’apprête à se coucher. Personne de mon boulot ne m’a encore contactée, pas même pour savoir comment j’allais. Sans médecin, il va être difficile de bénéficier d’un arrêt maladie longue durée. Mais je ne veux pas revoir l’autre connard de l’hôpital, alors une part de moi s’en fout.
Je sors d’une douche glacée, après avoir bu je ne sais combien de litres d’eau pour lutter contre la gueule de bois. Nue devant le miroir, je tourne la tête pour ne montrer que mon meilleur profil. Une légère culotte de cheval, un petit bidon qui n’a jamais voulu me quitter, mais de jolis seins, et un beau visage. Ne suis-je pas désirable ? Je suis épilée intégralement, douce des aisselles aux chevilles, prête chaque jour à recevoir des caresses d’une rencontre imprévue ou un cunnilingus par une stagiaire qui voudrait obtenir un avantage. Désirs enfouis, semi-espoirs irréalistes issus de fictions à la con… Mon esthéticienne va avoir une crise cardiaque à ma prochaine visite.
De ce point de vue, je ne suis pas laide, juste un peu pâle. Je tourne la tête et lance à moi-même :
— Bouh !
Mon reflet affiche un air résigné et désespéré. Mon esprit a perdu son humour, mon œil a perdu son étincelle verte, et ma peau se couvre de chair de poule.
À peine ma culotte enfilée, mon téléphone sonne. Pieds nus, je traverse mon salon parqueté et décroche.
— Madame Tournier ?
— Oui.
— Bonjour, Christophe Leroy, au service hospitalier.
— Oui.
— Vous n’êtes pas venue à notre entretien de ce matin.
— Je n’ai pas été informée d’un entretien.
— Si vous vous trouviez dans votre chambre, vous auriez été avertie.
— J’ai dû partir.
— Puis-je compter sur votre présence demain matin ?
D’ordinaire, j’aurais cédé à sa requête aimable. Là, hors de question que je remette un pied à l’hôpital que j’ai quitté. Devenir le cobaye du chirurgien homophobe n’est pas une option. Fuyante, je réponds sèchement :
— Non. Je ne sors que la nuit.
Gardant un ton affable, il répond avec compassion :
— Je comprends très bien. J’ai mon cabinet rue de Poitier. Je vous y recevrai à l’heure que vous voudrez.
Il me prend au dépourvu, je ne peux refuser, et j’ai horreur de céder.
— C’est obligatoire ?
— Conseillé.
Espérant le décourager, je lui dis :
— Ce soir, minuit.
— Parfait. À ce soir, alors.
— Oui.
— Je compte sur vous.
Il attend que je raccroche, donc je lui rends service. J’observe ma panière de linge propre que je n’ai toujours pas repassé. Je fouille dedans, histoire de trouver quelque chose qui se porte sans avoir besoin d’être défroissé.
C’est donc à minuit que j’erre à nouveau, en Jeans et sweat-shirt à capuche. Je ne croise personne, pas-même au kebab. Le vendeur se souvient de moi car il me propose :
— Harissa, comme hier ?
— Oui, s’il vous plaît.
Il ne commente pas, n’ajoute rien, comme si j’étais une cliente normale, trop content de racler les restes desséchés de sa broche.
Je flâne le temps qu’il me faut pour avaler mon dîner, puis parviens à destination. La plaque presque neuve du médecin se reflète au réverbère. Docteur P. Leroy, psychiatre. Un frisson désagréable parcourt mon profil détruit, non pas que je pense que certaines personnes n’en n’ont pas besoin, mais parce que tous ceux que j’ai connue à l’époque de leurs études étaient mal dans leur peau ou malsains. Difficile de me convaincre que Leroy sera différent d’eux.
Sans aucune envie de parler à lui ni à quiconque, je presse le bouton de l’interphone :
— Oui ?
— Elodie Tournier.
— Montez. Troisième étage.
Son ton est enjoué, comme celui d’un oncle recevant sa nièce. Mes pieds me hissent sans conviction dans les escaliers grinçants et cirés. La porte est entrouverte, alors je la pousse.
— Par ici.
L’homme se tient dans un salon plein de livres, avec des peintures abstraites et claires fixées au mur. Lui-même est plus âgé que sa voix ne laissait imaginer. Il est petit, rond, chauve avec une barbe blanche en collier fournie et soyeuse. En bref, un sosie de Robert Hue, enrobé d’une certaine bonhommie. Je garde mon visage caché, et souriant, il me propose :
— Un verre ? Porto ? Whisky ?
— C’est autorisé ?
— Allons ! Nous sommes entre êtres humains. Si j’étais défiguré par un accident, je chercherais de quoi m’aider à tenir.
— Whisky.
Il sort de son secrétaire une bouteille de Chivas. S’il offre un verre à chaque patient, ses honoraires doivent être généreux. Il me remet mon verre, et fait comme si je ne lui cachais pas mon profil.
— Asseyez-vous, asseyez-vous. Nous devons passer une heure ensemble. Même si nous ne nous parlons pas, autant que ce soit confortable pour nous deux. Puis-je mettre un peu de musique classique ? À moins que vous n’ayez une playlist qui…
— Non, c’est bon.
Je m’assois sur le fauteuil en cuir, puis il s’installe dans le sien. À défaut d’un feu de cheminée, nous faisons face à un triptyque, tandis qu’un concerto envahit la pièce.
Ce silence est étrange, plus les secondes passent, moins il est pesant, car il est totalement serein. Après cinq minutes, je me dis qu’à défaut de percer mon esprit, il pourrait au moins m’aider.
— Je peux vous demander un conseil ?
— Bien sûr.
— Quelle excuse vous donneriez pour échapper à l’anniversaire de votre père ?
— Pourquoi vouloir y échapper ?
— Je n’ai pas envie qu’il me voie comme ça.
— Pourquoi ?
— Ça lui ferait de la peine.
— Plus que de ne plus voir sa fille ?
Il marque un point, sans pour autant avoir répondu.
— Je suis hideuse.
— J’ai une fille. Croyez-moi que l’amour que je lui porte n’a rien à voir avec son aspect physique. Objectivement, elle est très moche.
Il m’arrache un rictus.
— En fait, je ne veux pas qu’ils me posent de question sur la façon dont ça m’est arrivé.
— Rien ne vous y force. Dîtes-leur simplement que vous ne voulez pas en parler. Vous avec vécu un traumatisme, il est parfaitement normal que vous ne vouliez pas l’évoquer.
J’appuie ma tête au fond du siège après avoir fini le fond du verre. Il est sage, aborde la chose avec une sérénité telle que ça semble évident. Étant à sa droite, j’enlève ma capuche, ne lui présentant qu’un profil sain. Je sens qu’il me dévisage une seconde, puis il se lève :
— Un autre verre ?
— Volontiers.
Je lui tends mon verre sans tourner la tête vers lui, puis une fois la recharge servie, il revient sans s’offusquer. En se rasseyant, il lâche un soupire heureux :
— J’aime la musique classique.
N’ayant pas de réponse à part, il me demande :
— Quelle est votre passion ?
— Je n’en ai pas.
— Vous n’avez jamais fait quelque chose que vous ayez adoré dans votre enfance.
— De l’escalade. Je kiffais bien l’escalade.
— Et pourquoi avez-vous arrêté ?
— Pour les études. J’aurais mieux fait d’apprendre à me battre.
— Vous n’auriez pu prédire votre avenir.
Il marque un second point, puis n’ajoute rien, alors je questionne :
— Vous faites des certificats d’absence ? Pour le travail ?
Il m’observe en s’accoudant. Je m’attends à ce qu’il me dise de reprendre le travail le plus vite possible, pour me faire parler sans doute de l’incident, mais à la place il me dit :
— Vous pouvez toujours apprendre à vous battre.
— Avec ma gueule ? Non, je ne veux plus que personne ne me voie.
— Et si vous portiez un masque. Il y en a de très beaux imprimés en 3D.
Je hausse les épaules. Pressentant mon manque de motivation, il dit :
— Si je vous trouve un prof qui accepte de vous prendre cagoulée, en nocturne, vous acceptez d’essayer ?
Je jette un regard de biais vers lui, puis cède :
— Ouais.
— Et vous acceptez de venir me voir tous les mercredis à minuit.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est agréable d’avoir de la compagnie.
— J’y réfléchirai.
Il laisse la musique bercer toutes mes réflexions. Elles portent avant tout vers ma famille. C’est évident que si mes parents ne me voient plus, d’ici plusieurs mois, ça leur sera encore plus dur. À moi aussi, mais les familles brouillées existent et survivent malgré tout. Et elles peuvent se réconcilier plus tard. Je ne me sens pas prête à affronter leurs regards. Chaque gorgée de Chivas me confirme mon ressentiment à une rencontre trop précoce.
L’heure passe, silencieuse, à regarder le triptyque.
— Elle vous fait penser à quoi ?
— Qui ?
— La peinture.
— À rien.
— L’heure est bientôt écoulée, je vous rédige un arrêt de travail.
Il s’installe à son bureau, puis tout en tapotant, il me dit :
— Quand est l’anniversaire de votre père ?
— Samedi.
Lorsqu’il se lève, il me tend le certificat :
— Je ne vous conseille rien, mais écoutez votre cœur.
Sans trouver un seul mot, je quitte le cabinet chaleureux. Le certificat médical est valable deux semaines, histoire de me forcer à revenir.
Lorsque j’arrive en bas des escaliers, je reçois un SMS intitulé Lumecluster Dreamer Mask. Je suis le lien. En effet, les masques vénitiens sont magnifiques. Mais porter un tel masque n’arrangerait pas mes relations avec ma famille. Ils demanderont pourquoi je le porte et voudront voir en dessous. Néanmoins, il touche une corde sensible et me tiraille. C’est un bien étrange personnage, dont le calme ne cesse de m’obséder. Ses mots percutent en permanence comme des boomerangs. J’ai beau rejeter l’idée de revoir mes parents, elle revient sans cesse. Il est une heure du matin, j’ai envie de m’enfermer chez-moi, enlever mon cerveau et le mettre dans une boîte.
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