16. Attirance
Nous avons fini notre déjeuner frugal.
— Je croyais qu’il y avait des démonstrations d’art-martiaux, dit Lucas.
— C’est une exposition consacrée au Comics et la culture américaine, pas la Japan Expo, dit Élisa.
— Ça y ressemble, élude Tristan visé par la remarque.
Je glisse à mon tour une remarque pour soutenir Tristan, une fois n’étant pas coutume :
— Pourtant, il y a des déguisements des jeux vidéos, de manga, de séries typiquement japonais, et on a bouffé japonais.
— Avec une touche british, indique Lucas. J’ai vu Harry Potter et Hermione Granger se rouler des pelles. Enfin en tout cas des élèves de Poudlard.
— Oui, soupire Élisa. Les gens profitent de l’occasion pour se déguiser, et y en a qui sont à fond sur leur personnage et qui ne changent jamais. Mais les organisateurs, le savent, ils attirent plus de monde, vous avez vu le nombre de manga à vendre à l’entrée. Faut voir ça comme un gros rassemblement de pop culture avec un thème de fond. Allez, on ne traîne pas.
Sans nous poser de question, Lucas et moi suivons les deux tourtereaux qui se tiennent la main à travers les stands. Ce sont eux les habitués, nous nous laissons porter, sans râler de l’inconfort que nous subissons, moi par mes chaussures à talons, Lucas par ses claquettes. Je trouve mon bonheur passif dans la silhouette d’Élisa, sa peau découverte dans le creux de son dos, ses fesses rondes et son sourire éternel.
Le Joker et son acolyte bouffon nous conduisent jusqu’à une estrade. Sur un écran est projeté le générique des Chevaliers du Zodiacs. Assis sur les chaises, des fanatiques chantent à tue-tête en suivant les paroles, chantant plus faux les uns que les autres. Le Power Rangers Rouge a relevé son masque et mène les chœurs, poing levé vers les plafonniers.
Lorsque le générique cesse, l’animateur déguisé en Superman se saisit du micro :
— Bien ! Nous continuons le concours des meilleurs cosplay de l’expo. Nous passons au concours de groupes !
Lucas lâche un soupir harassé. Comprenant les projets d’Élisa, je lâche :
— Allez vous faire foutre !
— Allez ! Tu n’es pas le genre à te défiler ? s’assure Élisa d’un regard de cocker.
Le rouge sur ses lèvres qui appelle en permanence à des baisers, me torture. Comment dire non à cette poupée de moins d’un mètre soixante ? Peut-être en jouant à son propre jeu. Je redresse les épaules et lui montre la pièce, lui faisant comprendre qu’il n’y a plus qu’une chance sur deux.
— Non ! soupire Tristan.
Sa copine retient son souffle. La pièce fait un lobe, une trajectoire imprévue et elle atterrit dans son décolleté, comme un lapsus involontaire de ma part.
— C’est moi qui décide alors ? se moque-t-elle avant de la rendre.
— Je suppose, réponds-je.
Tristan s’empresse de signaler à une animatrice que nous sommes là. Elle consulte sa liste pendant que son collègue présente le premier groupe de super héros qui prennent des poses sorties de leurs vignettes.
— La ligue des Justiciers presqu’au complet ! Un groupe dans le thème de la journée. !
Il présente les personnages qui changent leur pose à chaque fois, exception faite de Batman qui demeure imperturbable. Si c’est lui l’ennemi juré de Double-Face, j’imagine bien Aymerick sous le masque, ce qui lui vaudrait de se faire étouffer par sa cape de mes propres mains. Un rictus m’échappe à cette idée de vendetta.
— Puisque les héros, sont passés ! Je vous propose de découvrir les super-vilains ! Ils sont tous passés par un chirurgien Brésilien, mais veuillez les applaudir !
Élisa et Tristan grimpent sur l’estrade, hilares, coude à coude. Lucas me murmure avant de monter sur les marches :
— Imagine que c’est une danse, un rôle à jouer.
Il se hisse sur les marches, roule des muscles à la Aldo de manière surjouée. Les filles le sifflent. À mon tour je grimpe les marches droites, roulant tout de même un peu des hanches, comme une femme fatale. Puis dans un sursaut d’excès de confiance, je fais sauter ma pièce. Trajectoire parfaite, je parviens à la rattraper et on m’acclame.
— Nos supers vilains, de l’autre côté du miroir. Nous avons une Jokerette et son arlequin. Costumes superbes ! Jokerette plus sexy que son alterego masculin ! Nous avons Poison Ivy sorti du calendrier des rugbymen, pour votre plaisir mesdemoiselles ! Et Double-Face en costume sur mesure est au masque super réaliste !
On nous encense au moins autant que le premier groupe, puis nous laissons la place à des dresseurs de Pokemons, à côtés de la thématique.
Dans ce monde coloré et infantile, à l’opposée extrême de mes soucis de tribunaux, j’ai l’impression de ne pas être à ma place. Les groupes se succèdent sans que je ne leur accorde la moindre attention. Ce sont juste le regard émerveillé et les élans de joie d’Élisa qui m’éblouissent. À chaque passage, elle jette vers moi ses yeux bleus pour s’assurer que je m’amuse bien. Son regard est fourni avec un sourire à faire fondre un cœur de granit.
— Notre jury a donc voté ! Pour le travail des costumes, pour l’originalité et pour le maquillage, les vainqueurs sont, j’ai nommé : les super-vilains !
Je n’ai pas lâché ma beauté du regard, j’ai regardé la joie transmuter son visage. Elle bondit en claquant ses talons sur les fesses, comme une héroïne de dessins animés, puis nous nous avançons sur l’estrade.
On nous donne un sac de goodies puis nous repartons quand il annonce :
— Les candidats à une scène de groupe ! Le premier groupe…
Nous nous éloignons, et je suis soulagée que nous n’ayons pas à jouer une scène. La petite blonde aux cheveux verts tente de partager son bonheur.
— C’est fun, non ?
Lucas sourit, je hausse les épaules, alors elle plante ses yeux intensément dans les miens.
— Tu m’accompagnes aux toilettes ?
Un regard comme ça ne fait aucun doute sur ses intentions. Comprenant le message, je la suis en agrippant la main qu’elle me tend, abandonnant mes frères près du stand.
Elle roule des hanches, jusqu’aux toilettes presque désertes où ses doigts se séparent des miens. Nous entrons dans une cabine, je ferme la porte, puis aussitôt qu’elle se retourne, mes mains se posent sur sa taille nue, ensuite mes lèvres embrassent sa bouche tendrement.
Ses mains me repoussent d’un choc sec. Son visage terrorisé me fait réaliser que me suis fourvoyée. Elle reste sans voix, à la limite de la panique. Je baisse les yeux et murmure :
— Je m’excuse. Je croyais que…
Elle écarquille des yeux en levant les mains, pour me demander ce qui ne va pas chez moi. Je cherche une excuse :
— J’avais juste envie de sentir que je peux plaire encore… Et t’es la seule qui ne me regarde pas de travers.
Elle passe ses mains dans ses cheveux, comme si elle devait soudainement résoudre un problème de mathématique complexe.
— Je ne suis pas… Je suis avec Tristan.
— Je sais. Ne lui dis pas. Ne leur dis pas que j’ai fait ça. Je ne veux pas que ma famille croie que je préfère les filles.
— Mais c’est le cas ?
Je secoue la tête.
— Bi ?
— Il n’y a que toi qui me fait cet effet-là, mens-je.
Elle croise les pieds en murmurant :
— Je ne sais pas quoi te dire.
— Il n’y a rien à dire, je… J’ai cru, je ne sais pas… Je ne me contrôle plus très bien, des fois.
— Oui, je sais…
Je quitte la cabine puis observe dans le miroir son rouge à lèvre sur ma bouche. Je la nettoie après avoir trempé mes doigts sous le robinet. Lorsqu’Élisa sort, les toilettes sont vides. Élisa pose un bras dans mon dos et se penche :
— Hey, ça va ?
— Ouais.
— Ça me touche que je te plaise, tu sais ?
La porte s’ouvre, laissant entrer un groupe de jeunes adolescentes, alors elle ajoute :
— Je ne dirai rien, promis. Si je ne tiens pas parole, t’as le droit de m’attacher avec une pierre et de me couler au fond du lac.
Je souris simplement pour lui faire plaisir, le cœur brisé, gênée, humiliée par mes propres actes.
— C’est juste une perte de contrôle.
— Je préfère que tu perdes le contrôle de cette manière plutôt que tu me traites de pute en cassant mon téléphone.
La fille qui écoute notre conversation sourit devant le miroir. La main d’Élisa caresse délicatement mon dos, jusqu’à ce que je me décide à nous faire retourner près des garçons.
Mon cœur est cassé, lourd… trop lourd pour leur sourire. Et pourtant les aventures de Lucas m’avaient rendue d’humeur assez détendue jusqu’ici.
— Bon, on se fait l’expo quand-même ? propose Lucas.
La partie exposition est dans un petit hall à côté. Des dessinateurs professionnels et amateurs exposent leurs propres œuvres et les vendent, pendues à des grilles posées devant des toiles noires. Il y a des dessins très chiadés, d’autres faits à la peinture, à l’aquarelle, au pastel, et nombreuses au logiciel informatique.
Dans toute l’exposition, c’est un portrait du fameux Double-Face qui m’arrête. Le dessinateur a repris le personnage du dessin animé de manière ultra réaliste, ajoutant un peu plus de vert que d’ordinaire dans le bleu du visage déformé. La lèvre n’est pas trop pendante ni exagérée, l’œil non plus, et les cheveux blancs le dégarnissent beaucoup. Le profil gauche étant grillé, face à moi avec ce costume noir et blanc, c’est comme si je me tenais face à un miroir.
C’est donc à ça que je suis réduite ? À être la pâle copie féminine d’un personnage de culture populaire ? Serai-je poussée par identification à la schizophrénie ? Suis-je condamnée à vivre sans amour, à trouver dans des desseins noirs la seule raison de vivre ?
Les larmes coulent sur mes joues. Je dégoûte Élisa malgré tous les efforts qu’elle fait pour ne pas le montrer, malgré toute sa compassion. Marion préfère mon frère, et peut-être qu’elle ne l’a pas dit, mais qu’après avoir vu mon visage sous la douche, elle est autant dégoûtée. Peut-être même regrette-t-elle notre séance éphémère de caresses mutuelles.
Cette journée me laisse l’envie âpre de me tailler les veines.
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