46. Confiance
Je n’ai pas dormi. Un bras et une jambe dans le vide, une main accrochée au sein de Clémence. Le téléphone de Giulia entame une mélodie, il est cinq heures du matin. Elle l’éteint avant de lâcher un soupir et laisse l’écran apporter la clarté à l’obscurité. Je lâche la poitrine de Clémence, laissant la marque blanche de mes doigts. Confuse en voyant son kimono relevé jusqu’à la taille, je descends du lit et ramasse mon costume pour rejoindre la salle d’eau. J’allume la lumière et observe mon visage dans le miroir. La fatigue marquant mon œil valide, je me trouve hideuse. Même le tatouage me paraît laid et mon corps me paraît flasque. Je hais presque celle qu’Élisa à fait de moi. Comment ai-je pu me trouver belle, bercée par les mots doux de Giulia et de mes amantes ? Ce matin, mon reflet me fait le même effet que durant les jours qui ont suivi mon agression.
Je défais mon string et mon soutien-gorge pour me glisser sous la douche. Je ne sais pas de quoi j’ai rêvé, mais c’était plus érotique que cauchemardesque. C’est comme un écho qui bourdonne au loin dans mon ventre. Je maintiens mes cheveux pour ne pas les tremper. Giulia tape au carreau me faisant sursauter.
— T’aurais pu me laisser y aller en première.
Je lui rends un regard noir en ouvrant la porte et lui rappelle que je suis venue avec elle.
— De toute façon, faut que tu me déposes au labo.
— Alors faut accélérer.
Elle s’invite dans la cabine. Je tourne la paume vers elle, elle pivote, et sitôt que je coupe pour qu’elle se savonne, elle me demande :
— Elle va avoir besoin d’un câlin toutes les nuits quand je serai partie ?
— Arrête. Il ne s’est rien passé. T’étais dans le lit.
— T’es très tactile, quand tu dors. Et je ne serai pas là les nuits suivantes.
— Non, il ne se passera rien.
— Pfff. T’es une lesbienne. Vous êtes toutes pareilles.
— Non ce n’est pas vrai !
— Genre !
— C’est quoi ce cliché ? !
— Tu veux que je fasse ta liste de conquêtes ?
— Et depuis, je t’ai rencontrée ?
— De toute façon, je te connais, tu ne penses qu’à ça !
— Pas là ! Pas là ! J’ai aucune envie ! D’accord ? J’ai que de la nausée et de la colère ! Et franchement ce n’est pas le moment de me faire une scène ! Pas maintenant alors que tu t’en vas ! Et si tu crois que je ne suis pas capable de t’attendre quatre jours, ben crois ce que tu veux !
Je quitte la douche furieuse.
— Tu ne t’es pas rincée !
Je ne réplique pas, j’essuie le savon et m’habille. Je retrouve Clémence à la cuisine, habillée. Elle n’ose rien dire, mais son regard fuyant indique qu’elle nous a entendues nous engueuler.
Giulia nous rejoint lorsque la table est mise. J’admire la classe qu’elle a en tailleur, dressée sur ses talons. Nous ne disons pas un mot, quelques banalités sur le timing de la matinée. Puis Clémence prend sa voiture, et Giulia la suit. Assise en passager je ressens la mauvaise humeur de ma compagne et ne devine pas quels mots la calmeraient. Elle soupire :
— Putain, elle se traîne, sur la route !
— C’est n’est pas la réputation qu’elle a. Elle doit être mal. Je m’en veux qu’elle reprenne le travail comme si de rien était.
— Mieux vaut ça pour lui occuper l’esprit. J’espère que tu auras beaucoup de travail, aussi pour toi.
Je soupire, déçue qu’elle n’ait pas pu s’empêcher de placer une pique. Je lui confie :
— Je voulais qu’on se sépare comme la dernière fois. Pourquoi t’es comme ça ? Tu voulais que je la laisse hurler à chaque cauchemar ? Désolée d’avoir un minimum de compassion. C’est toi qui a proposé qu’on reste. Si t’es si jalouse, pourquoi tu lui a mis sa tête entre mes cuisses, hein ?
— C’était juste du sexe !
— Et ?
— Et c’était juste une fois, au bureau. Là, tu vas passer tes nuits chez elle à la réconforter ! À être aux petits soins pour elle !
— Quand bien même, j’aurais envie de te tromper. Je pense qu’elle est vaccinée contre la libido pour un bon moment.
Les dents serrées, elle reconnaît :
— C’est possible.
Je ne réponds pas. Je suis blessée de son manque de confiance. Alors que nous approchons du laboratoire, je lui dis :
— Je croyais que tu m’aimais.
Elle freine un peu brutalement sur la place de parking et proteste :
— Bien sûr que je t’aime !
— Quand on aime on fait confiance.
— Non, ça c’est dans les films ! Moi quand j’aime, je suis méfiante, jalouse et possessive. J’ai le seum à la moindre nénette qui t’approche. Parce qu’en plus, tes ex ne sont pas du tout carénées comme Clémence ! Toi tu ne le vois pas comment les femmes te regardent. Moi je vois partout des filles qui sont prêtes à tout pour te séduire. Je m’en foutrais que tu baises une secrétaire différente tous les jours, du moment que je sais que tu n’auras aucun sentiment pour elles. On a commencé à acheter une maison. Et je n’ai pas envie de perdre tout ce qu’on est en train de commencer à construire.
Les larmes prêtes à inonder ses grands yeux me font sourire. Elle qu’hier me montrait sa facette de tueuse, dénude sa vraie nature face à moi. Elle est fragile, à fleur de peau, car ce qui est arrivé à Clémence fait resurgir son propre passé, avec la solitude affective qui la suit depuis ses quinze ans. Elle s’offusque :
— Je te déballes mes angoisses, et tu souris !
— Je souris parce que tu t’inquiètes pour rien. Tu crois que j’envisagerais d’acheter une maison si je n’étais pas sûre que c’est avec toi que je veux être ? Pour moi, t’es mon âme sœur, t’es mon coup de foudre inattendu. Nous aimons les mêmes choses, faisons le même sport, avons la même classe. On se comprend sans se parler, et tu m’as même offert un plan à trois. Et la prochaine fois que je teste une autre nana, je veux que ça soit avec toi. Je veux tout partager de ma vie avec toi. La maison, les plans culs, et les vendettas.
Les mots me sont venus au fur et à mesure, et elle s’apaise. Je repense à ses peurs que j’ai décelées et me demande si le plan avec Clémence n’était pas une manière pour elle de ma garder. J’ajoute alors :
— Je sais ce que c’est que la solitude sentimentale. Tu crois qu’être un simple plan cul pour Marion et Élisa, ça a été cool ? Elles m’ont retourné la tête dans tous les sens. Avant de te rencontrer, toi, je ne savais pas si j’allais finir par haïr mes frères parce que leurs copines les préféraient à moi.
— Je sais.
Son genou est agité de nervosité. Je pose ma main sur sa cuisse et lui dit droit dans les yeux :
— Je t’aime.
Je l’embrasse. Sa bouche s’ouvre béante, je glisse mes doigts entre ses cuisses. Après un patin peu sensuel, je pose ma main sur la clenche.
— Tu m’envoies un message quand t’es arrivée ?
— Oui, promis.
— Et ne ressasse pas le passé, ne fais pas comme moi.
Elle pince les lèvres et opine en se rendant compte que je la connais mieux qu’elle ne se connaît. J’ajoute :
— Si tu veux, vendredi soir, on mettra Clémence chez Marion et on se fera un restau à deux.
— Ça, ça me va.
Je dépose un dernier baiser sur sa bouche et quitte la voiture. Je ferme la porte, elle fait une marche arrière, puis sa voiture disparaît derrière la barrière zébrée. Vivre avec elle ne va pas être facile tous les jours, mais j’aime le défi que m’offre son caractère. Mon cœur bat fort pour elle, même si elle ne s’en rend pas compte.
Clémence sort de sa voiture, puis s’avance dans le hall du laboratoire désert d’employé. Je lui emboîte le pas jusqu’à l’étage et nous gagnons chacun notre bureau dans un semblant de vie normale.
Les premières heures passent, longues. Mon esprit est focalisé sur nos agressions et je passe mon temps à vérifier que Clémence respire de l’autre côté du mur. Je voudrais bien la surprend une main entre les cuisses. Progressivement, ce fantasme se mue en une envie de sexe. Je me rends compte que je me suis reconstruite qu’autour des filles qui m’ont entourée. D’avoir partagé ma sexualité avec mes belles-sœurs a été ma meilleure source de reconstruction. Voulant répéter une recette qui a fonctionné, mon cerveau, confronté à nouveau aux mauvais souvenirs, fait appel aux meilleurs pour les combattre.
Peu avant midi, Clémence entre dans mon bureau agitant la mémoire de notre savoureux trio.
— Oui ? m’étonné-je.
— J’ai deux factures de l’élevage de Beagles, mais je pense que c’est la même commande.
— Si ça a été commandé, c’était avant mon arrivée. Mais je doute qu’on ait fait deux commandes. Ce n’est pas des souris blanches.
Elle me remet les feuilles alors que mes yeux longent ses jambes avant d’arriver sur les deux factures presque identiques. Je lui réponds :
— On a payé la première ?
— Il y a une semaine.
— Appelle-les. Il s’agit sûrement d’une relance. Tu manges où ce midi ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas préparé de gamelle.
— La pizzeria à côté ? Ça te tente.
Elle opine du menton, reste immobile. Et alors que je l’imagine recroquevillée sous mon bureau en train de me dévorer l’entrecuisse, j’ajoute :
— Vois qui veut venir avec nous. Ça sera plus sympas d’être nombreux.
Elle accepte et quitte le bureau. Je préfère ne pas rester seule en sa compagnie. Premièrement ce serait déplacée de profiter de son goût pour la soumission alors qu’elle sort d’un calvaire de deux jours. Deuxièmement, je ne voudrais pas donner raison à Giulia.
Midi, Clémence et moi quittons le laboratoire, accompagnée par Philippe, son amant marié. Je crois qu’il cherche à se racheter. Il se montre très agréable et prudent à la fois. Nous marchons jusqu’à la pizzeria de la zone industrielle. Je n’y suis venue que deux fois, mais le patron me reconnaît tout de suite. Il y a des visages qu’on n’oublie pas.
— Bonjour Madame Tournier ! Trois personnes ?
— S’il vous plaît.
Il nous accompagne, des grands-parents avec leurs petits-enfants obligent ces derniers à regarder leur assiette. Lorsque nous nous asseyons, Clémence dit :
— Giulia a raison. Il y a des… comment dire… des vécus plus ou moins durs. Mais je ne voudrais pas vivre avec votre visage.
— Clémence, ça ne se dit pas, chuchote Philippe.
— Ne vous inquiétez pas. Clémence a croisé ma compagne vendredi, elle fait référence à une conversation que nous avons eues.
— Ah ! En tout cas, je… Vous avez de sacrées techniques pour neutraliser quelqu’un.
— Mon passé m’a amené à apprendre à me défendre.
— Je comprends. Désormais, je sais ce que ça fait que de perdre connaissance par étranglement. Ce n’est pas agréable. Je me suis vu mourir.
— Mais c’est addictif, confie Clémence. C’est un peu comme sauter à l’élastique, le corps se voit mourir, mais après il veut recommencer.
— Il veut son shoot d’adrénaline, comprends-je.
— T’as déjà fait ça ? s’étonne Philippe.
— Oui, confie Clémence. Mais je ne le demande plus, parce que faut que la personne s’arrête à temps. Ça remonte au lycée.
Son regard croise le mien avant de se perdre par la fenêtre. Je me pose la question du shoot d’adrénaline qu’elle a ressenti ce week-end, d’où se trouve son curseur dans ses jeux. Qu’est-ce que ses agresseurs se sont imaginés si elle leur racontait ce genre de chose depuis des années ?
Philippe me demande ce que je pratique comme art martial, alors je lui réponds et essaie d’oublier le lugubre week-end de Clémence. La pizza une fois sur la table, nous parlons inévitablement travail. Je leur demande juste d’éviter de mentionner les opérations à cœur ouvert sur les Beagles. Je n’ai ni envie de choquer une table voisine, ni envie de replonger mon esprit dans le lugubre.
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