60. Première danse (partie1)
Clémence, Giulia et moi sommes en tenues de randonnée. Le vent de septembre agite magnifiquement leurs cheveux. Je garde les miens sous une casquette. Il ne pleut pas, il est tôt, et les falaises sont désertes. Je regarde en contre-bas les rochers acérés à plus de vingt étages de l’étroit chemin des douaniers. D’avoir levé les ambiguïtés avec Giulia, je suis en paix avec moi-même. Le plus insensé dans cette histoire, c’est qu’il n’y aura peut-être jamais d’autres amantes.
— J’aimerais me jeter dans le vide et m’écraser en bas, confie Clémence.
Surprise qu’elle confie ses états d’âmes, et encore plus étonnée de la savoir mélancolique, j’écarquille les yeux. Elle qui paraît toujours imperturbable. Ma main droite glisse sur sa nuque et peigne ses cheveux soyeux. Nul mot ne peut remplacer un geste d’affection et la présence de Giulia à l’appartement à mis fin à tous ceux que je pouvais lui offrir. Depuis le viol, finalement peu de choses ont changé pour elle. C’est presque hier et ça s’entend dans sa respiration.
Clémence regarde les vagues qui roulent sur les rochers noirs. Je garde ma main sur sa nuque pour l’apaiser et pour être prête à l’attraper au cas où elle sauterait.
— Ça ira ? questionne Giulia en voyant le visage fermé de Clémence.
— Et s’il ne vient pas ? questionne la comptable.
— Mais si, il vient ici tous les dimanches, il est réglé comme une horloge.
— Non mais… je crois que j’ai envie qu’il ne vienne pas. Je… J’ai toujours peur que la police nous retrouve. Nous sommes de simples femmes.
— Même si nous n’avons pas les pouvoirs de Pesadilla*, nous n’avons aucune raison d’être prise si aucune de nous trois se confie à quelqu’un. C’est pour ça que nous sommes trois, pour que s’il y ait un besoin de parler, on trouve toujours l’une de nous. Par contre, là, ça se joue à quelques secondes, si tu veux renoncer, il faut le décider maintenant.
Les muscles du cou de Clémence se durcissent et sa voix se serre :
— Non, je veux qu’il meure.
— Et toi Sexy Monster ?
— Pourquoi tu me poses la question ?
— À tout à l’heure. Je vais faire le guet.
Giulia pose un baiser sur ma bouche, puis escalade les herbes vers les terres pour se cacher derrière les buissons.
Clémence et moi restons debout sur l’étroit chemin. Le parfum de l’iode flatte nos visages. Pour décoincer un peu l’ambiance, je demande :
— C’est une belle journée, non ?
— Et s’il ne meure pas.
— Giulia ira le tuer à l’hôpital avant qu’il sorte du coma.
Ça ne semble pas rassurer Clémence, dont le cœur bas comme cent chevaux au galop. Je la blottis contre moi en glissant ma main sous sa veste
— Tout va bien se passer.
Le son des pneus sur la terre me fait me retourner, et lorsqu’il arrive à notre hauteur, Jean-Luc hurle :
— Laissez passer !
Nous faisons l’inverse et lui barrons le passage en écartant les bras. Il freine brutalement et la roue avant s’arrête juste devant-moi. Il nous dévisage puis ses sourcils se lèvent d’étonnement :
— Clémence ?
Les souvenirs salaces effacent la surprise et font pétiller ses yeux. Heurté par le rictus malsain qui déforme sa pommette, je lui dis :
— Vous vous rendez-compte que c’est un viol que vous avez commis.
— Ouais, et alors ? Vous aimez toutes ça ! Et t’es qui d’abord ?
L’aspect repoussant de mon visage déforme ses joues en une grimace de dégoût. Inébranlable, froide, je réplique :
— Un dernier mot avant de mourir ?
Il fronce les sourcils en cherchant à décrypter mes mots. Je me décale pour lui laisser la voie libre et prends délicatement la main de Clémence. Lorsqu’il entend Giulia dévaler la pente, il est trop tard. Elle bondit dans les airs, les deux pieds en avant, et le heurte de plein fouet. Il s’agrippe à son vélo, projeté vers le vide, tandis que Giulia choit douloureusement dans le buisson. Le cri de l’homme me glace le sang et la main de Clémence broie mes phalanges.
Giulia éclate de rire :
— Oh ce cri qu’il nous a fait !
J’aide ma tueuse un peu folle à se relever, tandis que Clémence se penche au-dessus du vide. Je saisis à nouveau sa main avec délicatesse, effrayée qu’elle veuille le rejoindre :
— Viens, il ne faut pas rester là.
— Putain ! J’ai mal au cul ! râle Giulia. C’est plus facile à faire sur des tapis.
Elle se penche à son tour au-dessus du vide. Je jette un œil au corps lointain trente mètres sous nos pieds, désarticulé, immobile. J’essaie de voir si son cœur bat, mais il est trop loin pour mes pouvoirs. Giulia et Clémence se mettent en marche. Je suggère :
— On devrait peut-être vérifier qu’il est bien mort.
— Il n’y a pas de chemin. S’il survit, il n’en a plus pour longtemps. Et pour être découvert, il faut que quelqu’un se penche au-dessus du vide.
— Si t’es confiante.
— Ensuite, les pompiers doivent arriver par hélico.
J’opine du menton. Je ne ressens aucun état d’âme. Je ne sais pas si je suis une psychopathe ou non, car je n’en savoure rien non plus. C’est juste une tâche accomplie sur un agenda. Clémence ne dit pas un mot.
Après une heure de marche, nous retrouvons la voiture garée loin. Tout le temps du trajet qui nous ramène vers Rennes, j’observe ma belle Italienne au volant de sa voiture, dont les lèvres bougent en silence au rythme de la radio locale. Elle est un peu cinglée, et j’en suis doublement amoureuse. Elle me regarde et reprend avec son accent délicieux par-dessus la voix du chanteur :
— Un rayon de soleil, sur ton si beau visage ! Aux abeilles, se mêle, la voix de Bob Dilan. Un matin suspendu aux fleurs de ton jardin, ma main sur ton p’tit cul, cherche le chemin…
Elle rayonne de bonne humeur. J’ai envie de lui rappeler que dans le couplet suivant le garçon ramène à lui la fille par les tresses, mais ce serait briser son sourire éclatant. C’est une femme libre, forte, tenace, rancunière. En songeant à mon souhait de jeunesse de devenir assassin, je réalise que Giulia incarnait déjà cette perfection sans que je le sache.
*lire L’Ombre de Pesadilla, de Ludwig Louton
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