Il faut aider
Louise est à la tâche, en basse-cour. Elle pépie et distribue du grain à la foule en plumes autour d'elle. Le curé la hèle :
« Bonjour Louise… Comment qu'c'est aujourd'hui ? J'ai besoin de toi.
— Bonjour mon Père…
— Finis les poules, je t'explique. »
Louise est désolée pour la Francine. Déjà que le père de l'enfant a disparu et voilà qu'elle pourrait passer... Heureusement la petite est venue coiffée, ça signifie que Dieu a des projets pour elle, il n'y a pas à craindre pour sa vie…
Le curé n'a même pas honte de sa manipulation : les superstitions servent parfois les projets du ciel.
*
La solidarité joue sa partition. Francine et sa petite fille reçoivent l'aide dont elles ont besoin. Pendant que Louise, la maman de Charlie s'installe chez elles, son garçon vit un temps chez sa grand-mère.
La sage-femme passe deux fois en journée dans la maison rouge. Elle apporte le lait de collecte, donne les soins nécessaires à la jeune mère alitée qu'elle tente de faire lever quelques minutes tous les jours ; mais Francine ne tient pas sur ses jambes et se laisse traiter comme une poupée de chiffon. L’hôpital est trop loin, c'est pourtant là-bas qu'elle devrait être.
Marie vérifie les sutures et s'inquiète d'une fièvre légère qui empêche qu'on laisse le bébé téter.
Comme aujourd'hui, Gégène et Titou vont chaque jour aux nouvelles et donnent un coup de main à Louise. En rentrant dans leur vieille ferme, cette fin d'après-midi-là, Gégène résume la situation :
« C'est pas brillant !
— Marie est pas contente, le docteur veut que la mère mange et Louise peut pas lui faire avaler aut' chose que du bouillon, et guère avec ça…
— La petite est plus vigoureuse, mais elle ne fait pas de bruit, t'as vu ? Elle bouge pas, elle sait que sa mère peut mourri !
— Elle a pourtant pas l'air d'avoir un grand mal la Francine. Marie dit qu'elle a perdu beaucoup de sang mais que c'est pas ça ? Qu'est qui se passe à ton avis ?
— L'envie : elle a pas envie, c'est la suite logique...Tu crois pas, à cause de l'Hervé ? T'as vu sa pauv' bouille au dernier mois, elle avait pu envie. Elle a fait ce qu'il faut pour la mignonne mais pour elle, ça me semble qu'elle disait que c'est fini, tu te rappelles ? Elle avait tant maigri … On croyait que le bébé l'aiderait...
— M'enfin, sont-elles sottes ces filles, aucun homme ne vaut qu'on délaisse sa vie !
— Oui ! T'en parles à ton aise, mais on sait pas c'qui s'est passé et elle a plus personne, la pauv' Francine. Elle s'était isolée avec son Hervé… Il me semble que le Robert t'a pas laissée en forme quand on l'a enterré. La souffrance ça se juge pas Germaine, ça se souffre comme on peut…
— Fais les carottes, Tiphaine ! J'm'en va retourner voir la Francine, j'ai pas encore essayé de la s'couer. »
*
C'est une grand-mère déterminée qui passe la porte de la chambre où somnole la jeune femme très affaiblie. Interloquée par sa mine, quand elle sautille devant elle à petits pas pressés, Louise la suit avec le bébé dans ses bras.
Germaine s'assied sur le bord du lit de Francine avec la mal aisance de son âge :
« C'est-y qu'tu m'entends Francine ? » La jeune femme, très pâle, tourne la tête vers l'aïeule, elle entrouvre ses yeux gris, visiblement à contrecœur « Comment qui s'appelle ton p'tit ange ?
— 'Sais pas… »
Germaine comprend brusquement : c'est donc cela, son mal : une mélancolie d'amoureuse éconduite !
Tout soudain, la colère submerge Germaine :
« Dis-donc petite sotte ! Ton Hervé, c'est qu'un salopiaud et toi t'es pas la première, qu'on a raconté des sornettes pour avoir ses faveurs et tu veux que ch'te dise ? Ça forme le caractère ! Mais celle-là, là, » Germaine se tourne vers Louise et lui prend l'enfant des bras. « Elle y peut rien, et si ta mère s'était conduite comme toi, avait renoncé à la moindre difficulté, t'aurais ni maison, ni aucun bien et p'têt pas ta vie ! Parce que pour toi ; tu m'entends ? POUR TOI, seulement, ta mère a enduré la violence de ton méchant père. Elle t'aimait plus qu'elle-même ! C'était une femme courageuse… Et tu vas me dire que cet Hervé, il a plus de valeur que ce bébé ? Que ta fille vaut moins que ton honneur, ou ton orgueil et que ta mère se s'ra sacrifiée pour rien, que t'as pas de reconnaissance ? ALORS COMMENT S'APPELLE CE BÉBÉ ! »
Une Germaine, c'est rare quand ça crie et c'est très impressionnant... Sa voix descend vers des octaves masculines et l'énergie qui sort soudain de ce petit bout de femme rabougrie, balaye toutes les résistances.
Louise a la bouche bloquée sur un O de surprise. Le bébé écarquille les yeux et Francine, pour la première fois depuis la naissance de sa fille pleure à gros sanglots.
Sans s'occuper des torrents de larmes, Germaine pose délicatement l'enfançon dans les bras de sa mère et, radoucie, lui dit :
« Regarde-là, elle attend que toi… Elle est née coiffée, tu sais ? T'as pas envie de voir le talent que Dieu lui a donné ?
— ...
— Comment qu'elle s'appelle ?
— ... Comme maman... Elle s'appelle Morgane. Germaine se tourne vers Louise,
— Cherche la soupe, s'il te plaît. »
Annotations
Versions