Les manœuvres

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Louise partie, Francine se tourne vers les autres, son regard sérieux en dit long.
Titou la rassure :
« On est là, on laissera pas les gens dire n'importe quoi, mais de toute façon, il y aura un passage difficile et puis ils s'habitueront… Gégène hoche la tête,
— Tu connais le Féfé ? Francine fronce les sourcils,
— Le braconnier ? Germaine rit,
— Le charron, menuisier, sabotier... braconnier c'est que le dimanche !
— Oui j'le connais, enfin j'la d'jà vu… Gégène est déjà en ordre de bataille.
— J'ui parlerai : beaucoup d'hommes de Massoy ont un grand respect pour lui parce qu'il est costaud. Les hommes lui croient une certaine magie, qu'il attrape c'qu'il veut et qu'il parle aux bêtes. Il sera forcément curieux de voir faire ta fille et y sait pas grand chose du bon Dieu, pis c'est pas un superstitieux ; ça lui f'ra pas peur. Alors s'il parle de c'qu'il a vu ensuite, avec toutes les oreilles qui l'écoutent, ça sera une bonne chose pour Morgane. »

Le curé grimace : le menuisier est un homme plutôt gentil, sans doute, mais qui se fiche pas mal des lois qu'elles soient humaines ou pas ; ce n'est pas facile de manœuvrer ce genre-là. Le curé préfère traiter avec les chrétiens, il a plus d'arguments.

Francine répond sans conviction :
« Ou alors on ne dit rien et je l'empêche de siffler. »

Les trois conspirateurs dénient de la tête. Le curé balaye la proposition rapidement :
« Et tu fais comment pour empêcher l'autre oiseau et sa mère de raconter ce qu'ils ont vu ? Non au contraire, il faut laisser les choses se dire. »

Le front de défense de Morgane s'organise et agit selon les compétences.
Rapidement, les grand-mères surveillent et travaillent au corps les esprits gâtés, les mauvaises langues, les impressionnables et les jaloux.

Le curé promène parfois la petite avec lui et s'extasie avec beaucoup d'entrain sur le cadeau que Dieu lui a fait. Un jour même, il l'évoque pendant une messe, signifiant ce talent comme une preuve supplémentaire, si celle-ci était encore nécessaire, de l'existence de Dieu.
Ce jour-là, Titou se dit que le Curé a encore quelques leçons de culot à donner.

Enfin, Germaine, avec son braconnier de menuisier, ne s'était pas trompée.
Le jour où elle parle de la petite à Félix, il est si intrigué qu'il se précipite sur-le-champ chez Francine : il veut voir la chose par lui-même.

*

C'est un dimanche, au début de l'automne. Félix frappe à la porte et s'adresse à la jeune femme qui lui a ouvert :
« Bon ! Ta fille c'est pas une bête de foire, mais t'sais, si elle peut vraiment siffler comme les oiseaux, moi, je les connais les oiseaux et je pourrais sûrement lui apprendre un tas de choses. Il faut qu'elle appointe son talent, peut-être que ça lui deviendra indispensable dans la vie ? »

Les arguments un peu spécieux du braconnier trouvent des oreilles indulgentes puisque Francine n'attendait pas autre chose que sa visite.
« Ben j'veux bien qu'tu la vois mais Morgane, elle fait pas ça sur commande, je sais jamais quand ça va lui prendre.
— Attends, je sais comment charmer l'oiseau. »

Félix s'approche du parc où la petite fille joue tranquillement. Il ne fait pas de bruit, s'assied sur le sol et avant qu'elle ne le remarque, il envole quelques cajoles de Geai Bleu.
Morgane suspend son jeu et tourne la tête vers Félix. Sans la regarder vraiment, il chuchète le chant d'un moineau. Le visage de l'enfant s'anime, elle tape dans les mains et rit de contentement. Alors Félix étale ses talents de siffleur pendant une minute ou deux puis s'arrête. Il regarde la mignonne en souriant. Et sous ses yeux, l'enfant reprend quelques chants qu'il reconnaît tout de suite : mésange, rouge-queue, moineau… Elle ne connaît qu'une ou deux variations, mais c'est incroyable, ce n'est pas un talent c'est de la sorcellerie !
C'est ainsi que Morgane trouve un ami et un professeur des bois.

*

« Hé ! Pioupiou ! Regarde ce que j'ai trouvé dans le bois ! Salut Francine ! C'est un temps comme il faut pour étendre ton linge.
— Bonjour Félix ! M'en parle pas ! Je chéris les oiseaux mais si seulement je pouvais leur mettre des langes… Les vêtements de ce Pioupiou-là ramassent des guanos tous les jours !
— Alors ce que j'amène risque de pas te plaire, la fillette s'est redressée prestement.
— C'est quoic'est quoic'est quoi ? »

Tandis que Morgane se relève en sautant, alertés, un rouge-queue et un moineau s'envolent. Féfé serait surpris si aucun volatile ne tenait compagnie à la gamine. Il ne se lasse pas de cette magie. Il vient souvent la voir, il n'a pas encore décidé si c'est elle qu'il visite ou ses oiseaux.

Impatiente de découvrir la surprise dissimulée dans un petit panier, Morgane court vers Féfé. Il s'accroupit et place le panier à la hauteur de ses yeux gris.
Scrutant son visage, rieur, il lève délicatement le torchon qui couvre la vannerie. Les mirettes de Morgane s'illuminent. Un oisillon est recroquevillé de peur au fond de la corbeille. La petite fille émet le chant doux et liquide des rouges-gorges. Félix laisse retomber l'étoffe :
« Tu te souviens de la façon dont les mamans s'occupent des oisillons, Pioupiou ? Morgane secoue gravement la tête Ce petit-là, à mon avis doit avoir une dizaine de jours, il ne peut pas encore se débrouiller tout seul, mais ça arrivera bientôt… J'ai pas le temps de m'en occuper cette semaine…. Si je te montre comment faire, ça te plairait de devenir sa maman ? Morgane emmêle ses doigts qu'elle sert très fort.
— C'est le plus beau cadeau que j'ai eu, Féfé fronce les sourcils,
— Un cadeau ? Ôte-toi ça de la tête tout de suite ! C'est un grave devoir, ça n'a rien à voir avec un jouet, c'est un être vivant et c'est toi qui le protégeras et le nourriras ! Et crois-moi c'est difficile pour une petite fille. Et pendant toute une semaine, peut-être plus, tu n'auras plus un moment de repos. Mais il faut que ta maman soit d'accord.
— Oh là là Félix ! Mais je travaille moi ! Comment veux-tu que je trouve le temps ?
— Oh, maman, maman, je va le faire, c'est moi qui va le faire et aussi je viendrai avec toi pour les ménages et aussi je te dérangerai pas et comme ça je va pas traîner chez les Fourneaux ! Avec une mine contrite, Félix argumente,
— Il est presque autonome, t'en fais pas. Et puis aujourd'hui c'est dimanche, confie-moi Pioupiou ; on va chasser l'insecte pour la purée, mettre quelques vivants en boîte et la petite pourra presque tout gérer, sauf le nourrissage de dix heures. Promis c'est moi qui apporte la nourriture à l'oiseau…
— Une semaine hein ?
— Oui à un ou deux jours près ! »

Morgane crie de joie et fait des sauts de carpe, sa mère ne peut pas s'empêcher de sourire.
Félix, braconnier ou pas, est un brave homme. Le garde forestier, lui-même, le laisse en paix, parce que sa chasse est discrète et respectueuse : il ne chope et chipe qu'au collet, ne prélève que pour lui, pour les grand-mères et bien sûr pour Francine. Il paye une amende de temps en temps, comme ça l'équilibre est maintenu.

Francine a oublié son Hervé, peut-être pense-t-elle un peu au menuisier. Elle a mis le temps mais elle sait que les grand-mères ont raison ; le père de sa fille est un salopiaud.
C'est d'ailleurs chez les grand-mères que se rendent Félix et Morgane. Il a un lapin pour elles, ça leur remontera le moral, c'est un peu difficile en ce moment pour les commères : Titou est malade. C'est normal qu'elle baisse, elle a passé soixante-quinze ans. Gégène est un peu plus jeune.

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