Bataille
Fourneau pédale comme un forcené. L'angoisse qui lui a attrapé le coeur la veille, elle l'écrase sans lui accorder de sursis.
Il arrive à Saint Jeuney bien plus vite que d'habitude. Il ne laisse pas son vélo à la sellerie, il se rend directement à la cache de Bossano.
*
Félix a déniché une auberge dans laquelle Souvain et lui avaient convenu de se retrouver au matin. Le menuisier a mal et peu dormi. Il a hâte de reprendre ses recherches.
La veille, il n'a pas su retrouver la trace des oiseaux, mais si Morgane n'est plus ici, il est possible qu'il découvre une piste à l'une ou l'autre sortie de la ville.
Il faut donc qu'il en suive tout le contour.
Alors il se prépare rapidement, laisse son obole à l'aubergiste et un message pour Pierre : « Je vais faire le tour de la ville, rendez-vous ici à midi. Interroge les gens, on ne sait jamais ». Puis il se met en chemin…
À la première bifurcation, Félix hésite un instant. Prolongeant, dans son esprit, la ligne imaginaire qui part de Massoy pour arriver ici, il décide de suivre la même direction..
À cette heure dans la rue se trouve peu de monde. Trottant, il suit la voie pavée, s'arrête un instant pour acheter un bout de pain noir et poursuit son chemin.
*
Marcel tourne avec son vélo au dernier carrefour juste avant l'institut pour aveugles.
Il pose son biclou sans précaution et entre dans la petite maison tassée sur son âge, là où se cache Bossano.
Il monte les marches à toute volée et s'apprête à entrer sans frapper. À la dernière seconde, il réalise que si Morgane le voit, il est foutu car même si Hervé l'emmenait au loin, elle pèserait pour toujours comme une menace sur sa vie.
Alors il frappe quelques coups à la porte et quand son complice répond, il dit en étouffant sa voix :
« Sors ! » Lui-même s'empresse de retourner dans la rue.
Morgane est abattue et ne cesse de se demander comment elle pourrait s'enfuir.
Depuis qu'il l'avait enlevée, l'homme ne l'avait guère quittée des yeux.
Il lui avait raconté sa vie, comment il avait rencontré sa mère. Il lui affirma qu'il voulait la voir mais que la Francine l'avait défendu et que c'est pour ça qu'il l'avait enlevée.
Puis il était retourné à son amertume et s'était plaint de tout : il ne parlait qu'à lui-même.
La petite fille cessa de l'écouter.
La peur émoussée au fil des heures, par une certaine routine, ne l'empêche plus de penser. Elle n'a pas bougé de son lit, sauf pour des besoins naturels qu'heureusement elle peut soulager derrière un paravent. Il lui a donné à manger et du vin coupé avec de l'eau pour qu'elle se tienne tranquille. Ça l'a rendue malade, elle refuse de boire depuis la veille.
Quand les coups sont frappés à la porte, la fillette ouvre la bouche pour crier au secours, mais la réaction de son geôlier l'en dissuade. Elle comprend qu'elle ne peut rien attendre du visiteur.
Le gardien se tourne vers elle :
« Ch' sors, j'en ai pas pour longtemps et ch'rai pas loin, t'as intérêt à te tenir tranquille ! »
Il passe la porte, Morgane entend la clef tourner dans la serrure.
Elle se précipite vers une chaise qu'elle pousse en dessous de la fenêtre. Elle se hisse sur l'assise et ouvre les battants. Un coup d’œil au pied de la maison, lui apprend qu'elle ne pourra pas s'échapper par là…
Elle sent des larmes lui monter aux yeux, la panique la gagne.
Mais soudain le chant d'une mésange résonne à ses oreilles, elle répond fébrilement. Elle écoute un instant les nombreuses voix qu'elle seule peut comprendre et puis, donnant libre cours à toute la puissance de son don, elle flûte, siffle, babille, gazouille, réclame.
Elle zinzinule et cageole, cajacte et fringote.
Elle piaille, corbine, criaille et croule, coucoule, turlutte, tire-lire, grisolle.
Alors de tous les angles et encoignures du quartier proche, mais bientôt répondant à leurs pairs, de tous les coins de la ville, s'envolent vers Morgane les hirondelles, les tourterelles, les mésanges, les moineaux, les corneilles, les pies, les pigeons, les merles, les rouge-queues, les tourterelles...
Un nuage de plumes se ramasse et se condense, poussé par un élan irrésistible ; il se meut comme un corps unique. Des milliers d'oiseaux répondent à l'appel d'urgence et d'amour qu'une petite fille fait vibrer.
Ils volent comme si leur vie en dépendait.
Ils volent et masquent le soleil...
Ils volent et tout le monde les voient.
L'impressionnante multitude se dirige vers le quartier des aveugles.
Et Félix la suit.
Marcel Fourneau et Hervé Bossano discutent vivement :
« Fous le camp ! Maintenant ! Le Félix cherche la gosse, si vous vous croisez, je donne pas cher de ta peau !
— Ma peau mon vieux, c'est la tienne. Il vaudrait mieux pour toi que ch'sois pas inquiété, je payerai pas tout seul !
— Qui parle de payer ? Fous l'camp, c'est tout !
— Il faudra bien que ç... »
Bossano s'interrompt en pleine phrase, ses yeux s'arrondissent, ses bras tombent le long de son corps. Marcel n'ose pas se retourner. Une ombre passe au-dessus d'eux. Les deux hommes lèvent les yeux et contemplent bouche-bée, la horde bigarrée d'oiseaux de toutes sortes.
Fourneau comprend tout de suite :
« Merde, elle les a appelés ! On se barre, je te connais pas tu me connais pas, si on nous chope c'est la taule, tu comprends ?
— J'vais la chercher !
— MAIS T'ES CON OU QUOI ? ON Y VA ! LAISSE-LA !
— C'est ma fille, MA fille on peut pas m'accuser d'enlèv'ment ! »
Fourneau en a assez entendu, il tourne les talons, s'élance pour s'enfuir et tombe nez à nez avec Félix :
« Qu'est-ce tu fais là Fourneau ?
— 'Ça peut'faire ?
— Où qu'elle est ?
— Qui donc ?
— TE FOUS PAS DE MA GUEULE ! SES OISEAUX SONT LÀ ! ALORS ELLE Y EST AUSSI ! OU QU'ELLE EST ? »
Fourneau lance son poing en avant et cueille la pointe du menton de Félix. Le menuisier encaisse le coup et bouge à peine. Il riposte d'un coup de coude au visage du belliqueux. Marcel recule, perd l'équilibre et s'étale. Félix fou furieux, prend de l'élan pour lui briser les côtes d'un violent coup de pied, mais réussit à arrêter son geste : « Faut jamais lever la main sans réfléchir », il s'entend encore le dire à Pioupiou.
Alors il se baisse et attrape férocement Fourneau au col :
« Tu me dis où qu'elle est ou je jure que je te pète les dents ! »
Mais Fourneau n'a pas besoin de répondre.
Félix réalise que les oiseaux couvrent entièrement le toit d'une maison et que ceux qui n'ont pas pu s'y poser tournent autour. Ils produisent une cacophonie assourdissante.
Le menuisier se dirige vers le bâtiment. Soudain, la porte pivote et Félix voit un homme traîner Morgane derrière lui. Il délaisse Founeau et se précipite vers eux. La petiote se débat et croasse bruyamment, une dizaine de corneilles chargent l'homme qui la retient, il agite les bras pour se défendre et lâche la fillette.
Félix appelle l'enfant, il crie pour couvrir le tapage. Morgane tourne la tête vers lui et le reconnaît, elle court se réfugier dans ses bras.
Hervé est attaqué de toutes parts. Il saigne et se roule en boule.
La fillette tourne ses yeux vers lui et le coin de sa lèvre se relève en un rictus de haine pure. Sa voix grince :
« Il a tué Siffle ! Félix murmure à son oreille,
— Et si tes oiseaux tuent çui-là, y va r'venir Siffle ? »
Morgane retrouve brusquement son visage d'enfant et laisse rouler ces larmes qu'elle retient si fort depuis la mort de son ami. Félix lui dit doucement :
« Je suis là maintenant, tu peux leur dire de partir. Je suis là et ce sale type doit rester vivant pour aller en prison. »
Morgane obéit sans discuter.
Elle siffle quelques minutes, interpellant chacune des espèces.
Les oiseaux quittent les lieux petit à petit…
Un centaine demeure là plus longtemps que les autres, moins pressés peut-être ou plus concernés.
Ils observent l'homme qui s'approche de celui qui est à terre. Ils le voient entrer dans la maison, l'enfant sur les talons. Ils le regardent retourner à l'homme sur le sol pour l'attacher. La porteuse d'amour l'a laissé faire. Comme il a terminé, elle tend ses bras vers lui. L'homme la soulève de terre et la serre contre lui. Ils s'éloignent tous les deux.
Les derniers volatiles s'en vont, rassurés.
Félix retourne à l'auberge. Il voudrait confier Morgane à l'hôtelier le temps de faire intervenir la maréchaussée, mais la fillette s'accroche à son cou et refuse de le lâcher. L'aubergiste envoie un marmiton faire la course.
Les gendarmes ne tardent pas.
Fourneau a pu s'échapper, mais ils récupèrent Bossano assez gravement blessé dans la rue. Ils demandent comment il a eu cette figure-là. Félix raconte qu'il a été attaqué par des corneilles mais prétend ignorer pourquoi.
Un gendarme c'est curieux, plus encore s'ils sont deux :
« Et comment qu'c'est-y qu'vous l'avez r'trouvée celle-ci ?
— Je l'ai pas retrouvée, je la cherche depuis trois jours. À Massoy, pi à Charanton. J'ai continué jusque Saint Jeuney ; ch'rai allé jusqu'à Tata-ouin si fallait. Et ch'u tombé sur le Fourneau, le complice du Bossano que vous avez ramassé. Ils étaient d'accord pour enlever Morgane… Francine sa mère attend des nouvelles, elle est morte d'inquiétude et la petite est épuisée. Vous voulez bien qu'on s'en r'tourne au village ? »
Les gendarmes ne sont pas sûrs que tout a été dit. Mais la gosse semble être attachée au rapporteur et les antennes de la maréchaussée ne vibrent pas plus fort que ça. Alors ils laissent les ombres dans les zones qui conviennent et sont assez urbains pour reconduire Félix et la petite à Massoy.
En chemin, il embarque Pierre Soudain qui approchait de Saint Jeunet.
*
Les gendarmes constatent que Francine n'est pas chez elle. Sur les indications du menuisier, ils se rendent chez les grands-mères.
Elles sont assises sur le banc, avec la mère de Morgane.
Lorsque la Willis s'arrête devant la maison, Francine aperçoit son trésor dans les bras de Félix. Elle se lève brusquement. Féfé sort rapidement du véhicule et vient à sa rencontre. Morgane coule des bras de l'homme, dans ceux de sa maman.
À peine consciente d'être rentrée, la fillette marmonne :
« Il a tué Siffle… Il a dit qu'il est mon père. »
Francine fond en larmes.
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