Les crovaks
Les crovaks
Hoc fredonne un air qui lui vient de très loin. De quand il était enfant. Il observe machinalement le sol en marchant d'un air grave. Il avance au travers des immondices étalées devant lui, évitant parfois un sac éventré, un amas gluant, frappant de sa tige de métal un fruit pourri. Mais ce qu'il déteste, ce sont les flaques de boue. Il y en a sur tout le parcours. Il a tellement plu ces derniers temps que les coulées d’eaux ont raviné les flancs des talus, creusé des rigoles, et dorment à présent en d'innombrables cloaques qui n'attirent que les nuées de moustiques. Hoc sait que c’est de là que viennent les maladies. Il ne sait pas qui lui a appris cela, mais il le sait. C’est pourquoi sa cabane à lui s’accroche sur un versant, où l’eau ne stagne pas.
Deux femmes enveloppées dans de grands foulards bleus cachent leur visage en passant devant lui. Elles se contorsionnent pour enjamber la grande flaque de boue qui obstrue leur passage, éviter Hoc et ne pas le frôler. Mais leurs pieds finissent dans la vase. L'une d'elles lâche un juron, l’autre rit. Elles accélèrent le pas et s’éloignent.
Ce ravak est une aubaine. Voilà bien deux jours que Hoc n’a quasiment rien mangé. Autour des camions, les gardiens armés de leurs zarouetas sont devenus nerveux. Ils empêchent ceux qui fouillent d’approcher trop près en frappant sans ménagement. Avant, ils étaient moins regardants. Ils ont peut-être reçu des consignes. Deux mille riels ! Oui, c’est bien le moins qu’il peut tirer de cette bête sur le marché à la viande. Le garçon a noué la queue de l’animal à sa ceinture. Il doit le vendre aujourd’hui même. Avec la chaleur, la bête faisandera vite et fort, et sa valeur sera moindre.
La pente se fait parfois plus raide. Le marché à la viande se situe à une bonne heure de marche. Hoc s’y rend rarement. Tout simplement parce qu’il n’a rien à vendre la plupart du temps, et rien pour acheter. Il jouit de la fierté d’y retourner avec une proie de valeur. Les marchands le connaissent. De l’époque où les ravaks étaient plus nombreux et se négociaient mille riels. Et puis autrefois, il chassait d’autres animaux. Il attrapait aussi, quand la chance l’accompagnait, des lagartos aux pattes collées sur les côtés, qui se faufilaient dans les puits de combustion, ou des serpents tachetés qu'on retrouvait parfois lovés sous les tentes. Mais aujourd’hui, les animaux ne viennent plus dans le secteur. La viande est un mets hors de prix. Hoc ne sait pas s’ils sont partis plus loin, mais il ne les suivra pas.
Dans sa tête l’enfant rumine la façon de s’y prendre. Vana a raison, les marchands sont des voleurs et des profiteurs. Il lui faudra négocier avec plusieurs en même temps. Le premier lui en offrira mille riels en faisant le dégoûté. Comme si les ravaks pullulaient. Alors il ira en voir un autre, juste à côté, en racontant qu’on lui a offert mille riels. Le nouveau marchand lui en donnera mille deux cents. Le premier aura tout entendu. Il reviendra, et montera à mille trois cents. Et ainsi de suite. Par habitude, par observation, et tout simplement par cet instinct qui ne le trahit jamais, Hoc sent qu’il en obtiendra deux mille riels.
Oui, les marchands sont des escrocs et des voleurs, mais ils sont envieux, jaloux, et incapables de s’entendre entre eux !
Un croassement hostile lui fait relever le nez. Il aperçoit devant lui, dandinant d’une patte sur l’autre, trois gros crovaks noirs aux becs menaçants. Ils s’enfoncent à peine dans le sol fangeux. Un quatrième vient se poser près du petit groupe en poussant un criaillement strident. Ils tournent autour de lui. Hoc n’aime pas les crovaks. Ils sont attirés par le ravak mort. Il lève sa tige de métal :
- Fichez le camp, sales bêtes !
Deux crovaks déploient leurs ailes luisantes, s’envolent de quelques mètres. Ils tournoient un instant en croassant de plus belle, puis se posent à nouveau près de leurs congénères, au milieu de son chemin. Ils tournent leurs petits yeux cruels dans tous les sens, et de temps à autre piquent nerveusement le sol de leur bec acéré. Ils semblent vouloir empêcher Hoc de passer.
Le garçon n’aime pas les crovaks. Ce sont des animaux stupides et charognards. Il les craint peu. Les crovaks s’attaquent aux humains quand ils sont en position de force. La plupart du temps aux jeunes enfants isolés. Un mois auparavant, ils ont dévoré un nouveau né laissé sans surveillance, en pleine journée et au beau milieu de la favela. Deux ans plus tôt, l’un deux avait violemment piqué Hoc sur le crâne, guettant une chute qui lui aurait été fatale. D’autres l’avaient aussitôt survolé, attirés par le sang qui coulait de son crâne, guettant le moment propice pour se jeter sur lui. Hoc avait gagné son salut dans la fuite, se réfugiant sous une tente de plastique. Mais à présent le garçon est une proie bien trop grosse pour eux, et ils auraient beaucoup de mal à le faire rouler au sol. D’ordinaire, quand il croise un groupe de plus d’une dizaine de ces rapaces morbides, il fait un détour. Le problème, c’est que les crovaks sont de plus en plus nombreux à tourner autour des hommes depuis que les proies dont ils se repaissent se font rares.
Les crovaks, dans leur capacité de résistance, ont un atout considérable sur les autres animaux de la décharge : ils sont immangeables. Non seulement leur chair possède un goût détestable de soufre, mais elle a la réputation de sécréter un venin mortel pour l’homme. Sûrement parce qu’ils se nourrissent des déchets et des charognes débusquées dans les flaques. Personne n’a la preuve que la chair de ces stupides oiseaux est empoisonnée, mais les hommes ont d’autres choses à faire qu’à s’occuper des crovaks. Ils ignorent simplement cette plaie supplémentaire, et se résignent à leur présence qui s’impose toujours davantage.
Hoc s’arrête brusquement. Il s’immobilise. Un crovak plus hasardeux que les autres s’approche imprudemment à quelques centimètres de lui. Le garçon saisit lentement sa tige de fer à deux mains. Il la lève sans brusquerie vers le côté. Ses tempes vibrent de son instinct de la chasse. L’animal pousse un croassement de colère. Violemment Hoc abat la tige métallique sur le téméraire en dessinant un arc de cercle. La barre le happe au moment où il tente de s’envoler, le projette dans une gerbe de plumes noires et de sang à une bonne dizaine de mètres. Le crovak crie de douleur et de rage. Il roule dans la saleté.
- Yango !, hurle Hoc.
Tous les crovaks se mettent à criailler en même temps pour injurier l’agresseur. Mais Hoc n’en a cure. Il sait qu’il ne risque plus rien. Le crovak blessé se relève péniblement. Il tente de marcher en claudiquant. Son sort est jeté. Hoc reprend son chemin calmement. Désormais les crovaks ne s’occupent plus de lui. Dans son dos il entend les oiseaux noirs se ruer sur le blessé pour le déchiqueter de leurs petites dents.
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