La première nuit
La première nuit
Le moindre craquement perturbe Hoc dans sa rêverie. Quelque chose de plus gros qu’un ravak. Il se retourne mais ne remarque rien dans l’obscurité qui s’est installée. Il sent sur ses épaules des menaces insidieuses : pourtant personne ne l’observe. Rien ne bouge. Seules les fumeroles se contorsionnent mollement aux alentours. Les oiseaux ont disparu. Les carcasses des voitures, immobiles, dessinent un magma sombre à proximité. Hoc ne distingue plus grand-chose à dix mètres. Il n’est pas vraiment effrayé, mais il sait que sur la décharge la peur arrive toujours trop tard. Il jette un coup d’œil sur le ravak qui a pris une belle couleur dorée appétissante. Il se lève sans brusquerie, pivote pour examiner les alentours. Il avance à pas de loups vers les restes d’une automobile sur laquelle une bâche de plastique, coincée sous la carcasse, claque au moindre soufflement d’un vent tiède.
Hoc s’accroupit. De là où il se trouve, il distingue la lueur de braises incandescentes, et le tourbillon noir de la fumée. Son ravak sera bien cuit. Il patiente un long moment immobile, l’instinct de chasseur en éveil. Son ouïe exercée décèle le déplacement d’un animal tout près de lui. Quelque chose de gros, mais sûrement pas un humain. Le froissement sur le sol spongieux devient régulier. Il semble contourner le feu où l’animal se consume. La chair rôtie attire toujours les prédateurs. Cherchant une indication, Hoc lève les yeux au ciel. La lumière décline vite à présent. Dans quelques minutes, une dizaine tout au plus, l’obscurité aura envahi le paysage environnant. Soudain, un craquement le fait tressaillir. Il a juste le temps d’apercevoir un zahari s’éloigner dans la nuit.
Devant le foyer il achève les restes du ravak. Hoc en a fait rôtir un second. Mais il n’a plus faim. La nuit est bien avancée. Il faut trouver un endroit pour dormir. Il saisit son sac de plastique, étale sur le sol ce qu’il contient. Une canette roule à ses pieds. Il ouvre son livre d’images, le feuillette méthodiquement.
Puis il se met en quête pour trouver une carcasse à l’abri du vent.
Il erre d’une épave à l’autre, inspectant l’intérieur pour évaluer celle qui offre le plus grand espace. Il s’installe dans les restes d’un tactac qui n’en a plus que la vague silhouette. La couche de rouille a effacé toute trace de sa couleur d’origine. Ce squelette sans portes offre un abri rudimentaire qui fera l’affaire. C’est l’un des rares dont le toit est resté étanche. Hoc s’allonge sur le reste de banquette éventré. Il ressent la fatigue de cette longue journée de marche. Mais aussi d’avoir réfléchi si intensément, d’avoir tourné et retourné les images de son départ, le visage de Vana, les cris de ses parents, les tours de Zangor. Il a besoin de dormir. Il n’est qu’au début de son périple.
La pluie noire qui a commencé au petit matin a inondé une bonne partie de la zone. Hoc frotte ses yeux endormis, puis tente de se souvenir de ce qu’il a fait la veille. La carcasse du tactac a bien joué son rôle, et Hoc n’est que peu trempé. Il jette un œil à l’extérieur. A quelques mètres de lui, la fumerole continue obstinément de suinter. Les restes des ravaks dispersés baignent dans la boue.
Il se rappelle avoir rêvé. Depuis qu’il est en âge de comprendre, Hoc sait qu’il peut vivre un instant de terreur ou de plaisir durant son sommeil. Van Thi lui a expliqué ce qu’était un rêve. Qu’il pouvait se réveiller en sueur, le cœur en chamade. Le rêve n’a pas de réalité. Le rêve n’est pas la réalité mais il a un sens.
Hoc a rêvé de Zangor. Il se trouvait au pied d’une tour dont il ne pouvait apercevoir le sommet. Des plantes d’un vert intense grimpaient à vue d’œil le long des parois, tapissées de grappes de fruits mystérieux au gout sucré. Les couleurs étaient celles de ses images. Car le rêve est un moment magique au cours duquel on peut aussi voir des nuances qui n’existent pas sur la décharge.
Van Thi l’aurait aidé à déchiffrer ce songe. Mais le vieil homme est loin à présent.
Il glisse la tête à l’extérieur. La pluie tombe toujours, mais plus fine. Hoc sait que la pluie peut s’abattre de nombreux jours d’affilée. Il ne peut pas attendre. Il récupère son sac, jette un œil sur ses dérisoires trésors. Il glisse sa main dans la poche et tâte le flacon, puis décide de partir. L’air est chaud. Hoc enveloppe son visage dans le foulard qui le protègera maigrement de l’humidité. Puis il reprend sa marche sans se retourner.
Par instinct il a pris le chemin qui file dans la direction où il a aperçu Zangor pour la dernière fois. Mais il ne sait plus bien s’il a maintenu le bon cap. Il doit finir de traverser cet immense entrepôt d’épaves désossées.
Les squelettes de métal s’étendent sur des lieues. Ces véhicules ont roulé autrefois, ils ont été habités par des hommes. Elles ont peut-être servi à enlever des enfants comme Vana. Ainsi étalées, vautrées dans la fange dans le plus grand désordre, elles ont perdu leur superbe et la crainte qu’elles inspirent. Aucun être humain ne semble hanter cette décharge ni trouver le moindre intérêt à son exploitation.
Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’il croise un récupérateur. A la tombée du soir, des groupes s’agglutinent ça et là. Les hommes affichent la même mine triste et résignée que ceux du secteur B2542. La même tenue sale et déchirée. Mais leurs barres de fer sont plus tranchantes que les crochets.
Ils découpent des bouts de tôle à l’aide d‘outils à longue lame d’où jaillissent des étincelles, ils décrochent les yeux des automobiles avec des tiges courbées. Ils trient et amoncellent leurs prises dans des charrettes tirées à bout de bras par des femmes. Des Mongs doivent se nicher plus bas. Les groupes qui s’affairent ne font aucune attention au gamin hirsute qui passe près d’eux et qui les examine d’un air curieux.
Hoc ramasse un drôle d’objet tombé au sol. Une surface lisse cerclée de métal qui tient dans la main. C’est un miroir. Il a déjà vu un tel objet dans son secteur. Van Thi lui a expliqué qu’il n’y a là rien de magique. Que la chose permet de renvoyer une image et donc de voir celui qui vous suit. Il n’a pas le temps de s’attarder qu’une main s’est violemment posés sur son épaule.
Le type agite son autre poing en crachant une injure. Hoc jette l’objet au loin et détale aussitôt. Les récupérateurs prétendent toujours que ce qui se trouve sur la décharge leur appartient. Parce qu’ils ont payé. Le garçon court en zigzagant entre les épaves. Il éprouve presque de la satisfaction et de l’excitation de retrouver ses habitudes. Il est déjà loin quand le ronronnement familier des moteurs parvient à ses oreilles Une noria arrive.
La silhouette des camions qui remontent le chemin se détache sur la crête. Ils ne ressemblent pas aux camions du secteur B2542. Ils sont plus massifs et bien plus longs. Aucune bâche ne recouvre leur cargaison. Sur leur dos des véhicules informes s’entassent les uns sur les autres dans une invraisemblable pagaille. En file indienne ils apportent lentement un nouvel arrivage de carrosseries à désosser.
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