Réveil douloureux
Ovräm ouvrit les yeux et cligna plusieurs fois des paupières. Désorienté, le garçon tenta de comprendre où il se trouvait. Il lui semblait que des tambours battaient sous son crâne. Avec un gémissement, il se redressa, percevant sans le comprendre un cliquetis métallique. Autour de lui, la pièce était sombre. Ovräm sentit sous ses doigts un sol de pierres mal taillées. Un faible rai de lumière laissait deviner l'encadrement d'une porte. Il porta une main à sa tête douloureuse, essayant de se remémorer les évènements qui l'avaient amené ici et sentit quelque chose battre contre son flanc. Quelque chose de froid. Qui faisait entendre des claquements métalliques. Avec un hoquet, le gamin tâta ses poignets. Ses mains se refermèrent sur des bracelets d'aciers auxquels se rattachaient des chaînes. Ovräm fouilla sa mémoire, affolé. Le marché, lui qui vole un pain sur un étal, les cris furieux du boulanger qui aperçoit la rapine, la course effrénée jusqu'aux bas-quartiers. Il s'était cru en sécurité, les gardes ne s'aventuraient pas jusque là. Surtout pour rien de pire qu'une miche de pain noir. Il s'était avancé, enfoncé dans le dédale de ruelles sombres et odorantes et... un choc... le trou noir.
S'était-il fait attrapé par la milice ? Improbable. Il se rappelait maintenant, il était proche de son repaire quand quelqu'un l'avait assommé. Grimaçant, il palpa son crâne. Oui, là, à l'arrière, une bosse de belle taille était douloureusement présente. S'adossant au mur, Ovräm ferma les yeux et se concentra sur ses autres sens. Il discerna le bruit de gouttes d'eau s'écrasant au sol, il sentit l'air autour de lui, humide, presque palpable. Reniflant, il essaya de reconnaitre des odeurs, mais ne sentit que le salpêtre et le moisi de sa cellule. Il réalisa qu'en revanche, l'air semblait chaud, inhabituellement doux. Le garçon vérifia de la main ce qu'il portait et constata qu'il ne lui restait qu'une chemise de toile fine et son pantalon un peu plus épais. Ses pieds étaient nus. Il aurait dû avoir froid en cette fin d'automne. Sentant poindre un début de panique, il s'obligea à respirer lentement, inspirant par le nez, expirant par la bouche, une fois, deux fois, trois fois, jusqu'à se sentir un peu plus calme.
Réfléchissant, il fit un point. Il était dans un lieu inconnu, dans une cellule, probablement une geôle, enchainé à un mur, dans une obscurité presque complète. On l'avait manifestement transporté, dans un endroit lointain, au climat plus doux que celui de sa ville natale. Comment ses ravisseurs l'avaient-ils transporté aussi loin sans qu'il ne se réveille? Et pourquoi?
Derrière la porte, il entendit du bruit, un claquement, des bruits de pas, des cris aigus, des bruits mats de coups qui s'abattent et des rires épais. Soudain, la porte s'ouvrit et Ovräm plissa les paupières, ébloui par la lumière soudaine. Il eut à peine le temps d'apercevoir un couloir bien éclairé, deux hommes en armes, dans l'encadrement de la porte, qui jetèrent violemment un petit corps au sol, non loin de lui. Un petit corps tremblant, pleurant. Contemplant leur victime en riant, l'un des gardes s'adressa à son comparse :
—Il en tirera pas grand chose, de celle là, regarde là, maigrichonne, sale, laide, tsss...
—Bah, tu le connais, répondit l'autre, Il tondrait un oeuf si ça pouvait lui rapporter une pièce de cuivre. Ça trouvera ben preneur va.
Et dans un grand rire, les deux hommes refermèrent la porte. Une clé tinta dans la serrure que l'on verrouilla. Ovräm sentit un frisson glacé le parcourir tandis que, dans la pénombre, il observait la petite fille à terre à ses cotés. Des marchands d'esclaves, il était tombé entre les griffes d'esclavagistes!
Ovräm regardait la petite silhouette tremblante. Il la distinguait à peine dans la pénombre, mais ses sanglots résonnaient dans la cellule. Il essaya de se diriger vers elle, à quatre pattes, ses chaînes cliquetant à chacun de ses mouvements, se guidant sur le bruit des pleurs plus que sur l'ombre à peine visible au sol.
—Eh ! Eh! chuchota-t-il. Comment tu t'appelles ?
Le petit corps sursauta et recula précipitamment.
—J'vais pas t'faire de mal. Je suis dans la même galère que toi. Regarde, j'ai même des chaînes...
—Moi... moi aussi.. j'ai des chaînes..., hoqueta une minuscule voix d'enfant.
—Comment tu t'appelles ? Moi, c'est Ovräm.
- Mamou, elle veut pas que je parle aux inconnus...
- Bah... Chuis pas un inconnu, puisque je t'ai dit mon nom, asséna-t-il avec assurance.
La fillette sembla ruminer cette logique particulière quelques instants.
—Je m'appelle Idda.
—Bah, bonjour Idda. Toi aussi, ils t'ont attrapée ?
—C'est... C'est mon Papé qui.. qui m'a donné aux messieurs, murmura la petite fille d'une voix éteinte.
— Hein? Ah bah ça...
Ovräm était choqué, furieux. Pour lui, orphelin des rues, la famille était un havre de paix et de soutien fantasmé. Il n'avait aucun souvenir de son père et ne gardait de sa mère qu'une image floue dans sa mémoire. Dans son esprit, le grand-père de la petite avait commis un crime des plus ignobles, des plus impardonnables : il avait trahi l'enfant dont il aurait du prendre soin comme de son plus grand trésor. Le garçon ignorait comment exprimer toutes ces émotions qui l'envahissaient. La rage, la colère se superposaient à la peur. C'est ainsi qu'il avait ce réflexe de se rapprocher de cette gamine, encore plus effrayée que lui, et dans une posture toute aussi calamiteuse que la sienne. En prenant le rôle du protecteur, Ovräm se rassurait autant qu'il rassurait la petite fille.
—Viens par là, proposa-t-il d'une voix qui se voulait apaisante.
Perdue, la petite ne se fit pas prier pour se pelotonner contre lui, seul être proche, et amical de surcroît.
—Tu sais où on est? demanda-t-il tout en l'entourant de son bras.
—Dans... dans une prison?
—Oui ça... d'accord mais... on est toujours à Biren? J'ai l'impression qu'il fait plus chaud qu'à Biren.
—C'est quoi Biren?
—Bah... c'est la ville où je vis. Enfin... où je vivais pasque je crois pas qu'on soit à Biren là. Fait trop chaud.
—Je connais pas Biren. Mais cette ville là, c'est Artk.
—Je connais pas... Tu sais si c'est le matin ou le soir?
—Le soleil se couchait quand ils m'ont fait rentrer...
Idda recommença à pleurer doucement tandis qu'Ovräm essayait maladroitement de la bercer pour la consoler. Les deux enfants finirent par s'endormir ainsi, dans les bras l'un de l'autre.
Le lendemain, ou du moins ce qu'ils supposèrent être le lendemain, ils furent réveillés en sursaut par le bruit de la porte qui s'ouvrit brusquement. Les deux gardes étaient de retour, l'un d'eux portant un plateau qu'il laissa tomber au sol avec un sourire sadique.
—Z'avez 5minutes pour manger les mioches! Après ça, faudra être sage, le patron vient voir ses nouvelles acquisitions!, lança-t-il avant d'éclater d'un rire moqueur.
Ovräm attendit prudemment que le garde recule vers la porte avant de s'avancer vers le plateau. Idda, apeurée, s'était réfugiée le plus loin possible des deux hommes. Les adultes les surveillaient vaguement du coin de l'oeil tout en discutant à voix basse. La lumière du couloir permit au garçon d'identifier deux petites miches de pain, un pichet d'eau et deux gobelets en argile. Tout en surveillant qu'aucun des gardes ne s'apprêtait à reprendre le plateau, il s'en empara et revint rapidement vers la fillette.
—Tiens, lui dit-il en lui tendant une des deux miches, Mange. Il faut manger.
Sans un mot, la petite saisit ce maigre repas et commença à le grignoter. La faim finit par gagner sur la peur et rapidement, les enfants dévorèrent leur pitance et vidèrent le pichet. Ils achevaient tout juste de manger, Ovräm s'essuyait la bouche d'une manche sale, quand des bruits de pas retentirent dans le couloir. Le garçon se tourna vers la porte pendant qu'Idda se cachait dans son dos. Les gardes se tenaient plus droits, l'air sérieux et se taisaient désormais. Une silhouette apparut dans la porte, plongeant la cellule dans la pénombre.
—On n'y voit rien là-dedans. Sortez-les dans le couloir, que je puisse les examiner.
Aussitôt, les deux gardes rentrèrent dans la pièce et, sans ménagement, détachèrent les chaînes d'Ovräm du mur, saisirent chacun un enfants par le bras et les trainèrent jusqu'au couloir. Idda et Ovräm, éblouis par une lumière vive après toutes ces heures passées dans l'obscurité, se retrouvèrent devant un homme qui les toisait, les mains croisées dans son dos. Il portait des habits simples, aux teintes sombres et ternes mais néanmoins de bonne facture. Ovräm, tétanisé, regardait le nouveau venu avec des yeux écarquillés. Idda avait baissé la tête et tremblait à ses cotés. L'inconnu s'approcha et se mit à scruter les deux enfants, leur tournant autour pour les observer sous toutes les coutures. Il eut un reniflement méprisant.
—Bah, il va déjà falloir les laver. Personne n'en voudra, puants et crasseux qu'ils sont! Le garçon a l'air solide. Montre moi ses dents., ordonna-t-il au garde qui maintenait Ovräm.
Celui-ci avança la main vers le visage du garçon qui, dans un élan désespéré, mené par la rage d'être traité de la sorte, mordit sauvagement dans la paume qui l'approchait.
—Saloperie de vermine ! beugla le garde en retirant précipitamment son bras alors que son collègue se mettait à rire en douce.
Le bras repartit aussitôt dans l'autre sens. Le poing fermé percuta la tête du garçon qui fut violemment projeté contre le mur tout proche. À moitié assommé, il s'effondra au sol, percevant juste le cri aigu d'Idda.
—Espèce de crétin ! tonna leur examinateur. S'il est abimé, tu le rembourseras sur ta solde ! Ramasse le ! On t'a pourtant déjà expliqué qu'il fallait les attraper par dessous le menton pour éviter ça !
—Pardon Maître Skeln, un mauvais réflexe. C'est qu'il m'a fait mal ce petit salopard !
Ovräm sentit une main se refermer sur le dos de sa chemise et se sentit soulevé, aussi impuissant qu'un chaton nouveau-né. La tête lui tournait et il se sentait vaguement nauséeux. Des mains froides se posèrent sur son visage, lui soulevèrent les paupières, retroussèrent ses lèvres. Il tenta de relever la tête et se retrouva le regard plongé dans les prunelles marrons de l'examinateur. Ce dernier, constatant son mouvement, lui attrapa le menton d'une poigne ferme et le fixa avec un sourire narquois.
—Au moins, ça a de l'énergie. Il n'a pas l'air trop amoché, dit-il calmement en se relevant et en se dirigeant vers Idda, Je pensais pourtant que vous auriez compris la leçon, après la dernière fois...
—Je... Désolé, Maitre Skeln, s'excusa le garde en blêmissant.
—Faut pas lui en vouloir, Maitre Skeln, intervient son collègue, c'est pas sa faute. Son père a dû le cogner trop fort quand il était p'tit. Maintenant, il est si con qu'il trouverait pas son cul avec ses deux mains...
—Rha, taisez-vous tous les deux ! le coupa son interlocuteur. Humph, elle est fluette cette môme. Et trop jeune. Enfin, on va la décrasser, elle sera déjà un peu plus présentable.
Un genou à terre devant l'enfant, il lui saisit fermement le menton, la forçant à relever la tête. Idda laissa échapper un petit cri. La fillette était terrorisée.
—Hum... Elle a des jolis yeux. Y aura peut être moyen d'en tirer quelque chose finalement. Allez, emmenez moi tout ça se faire laver. Et trouvez leur des vêtements propres bon sang!, déclara-t-il en se relevant et en repartant.
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