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La mystérieuse voix se manifeste derechef à son réveil. Apeurée, Grâce met moins de temps qu’à l’accoutumée pour se préparer, puis s’enfuit retrouver Nina dans leur loge, mais celle-ci n’y est pas. Par chance, la tonalité ne l’a pas suivie et elle en soupire de soulagement.
Un frisson la parcourt, qu’elle tente de chasser. Son unique – et très importante – représentation est en soirée, mais elle ne désire pas se montrer déconcentrée au travail. Elle se force à se détendre, à recouvrer ses esprits. Il est impératif qu’elle oublie sa mésaventure, qu’elle se convainque d’avoir rêvé. Une danseuse distraite est une mauvaise danseuse.
Tremblante, elle commence ses étirements et exercices, noyant ses souvenirs dans l’effort. Elle s’y applique tant que, jusqu’à ce que Nina n’entre et ne l’interpelle, elle n’est plus que pointes et souplesse. Plus rien n’existe hormis son corps et ce qu’elle lui demande d’accomplir. Grâce est fière de la facilité avec laquelle il exécute ses ordres, sans faillir un instant. Si elle persévère, elle deviendra l’une des premières ballerines du ballet, elle n’en doute pas. Elle est née pour danser ; à l’instar de Nina, elle a intégré les lieux très tôt, à l’âge de quatre ans.
— Déjà en train de t’exercer ? la taquine son amie.
— Eh oui, réplique-t-elle avec le sourire.
Ravie par sa présence et désormais tranquillisée, Grâce engage la conversation et attend ses collègues, impatiente que les répétitions débutent.
Le directeur leur accorde une longue pause avant le spectacle. La plupart des ballerines choisissent de sortir ou de rentrer se reposer, mais Grâce et Nina demeurent sur place. Toutes deux aiment profiter de l’espace et du confort du bâtiment. L’endroit est un peu leur seconde maison ; il les a vues grandir, il a surpris leurs joies, leurs peines, nombre de leurs secrets…
Grâce hésite à se confier au sujet de la tonalité qui la hante, à livrer la peur qu’elle lui a inspirée et son sentiment de devenir cinglée. Elle en a besoin. Hélas, le courage lui fait défaut et elle préfère discuter avec désinvolture. Avec un peu de veine, il ne se passera plus rien quand elle gagnera son appartement. Et sinon, elle suppose que Nina acceptera de l’héberger quelques nuits si elle lui déclare avoir des soucis d’eau ou d’électricité…
Les minutes filent. Bientôt, il est l’heure de se préparer. Ce soir, elles jouent La Belle au bois dormant. Depuis plusieurs années, Grâce tient le rôle d’une demoiselle d’honneur, mais elle espère en secret en recevoir un plus cruciale, comme celui de la fée des lilas. Un nouveau personnage lui permettrait de continuer à évoluer, d’être repérée et de donner des ballets privés, mais aussi d’avoir une loge personnelle et un meilleur salaire.
Lorsque survient le moment de monter sur scène, elle est prête et effectue tous ses pas avec brio. La fierté l’envahit à mesure que lui montent les acclamations du public. Elle a rempli sa mission !
Grâce reste ensuite à l’arrière des rideaux afin d’observer ses congénères. L’interprète d’Aurore brille de mille feux ; quand elle enchaîne plusieurs pirouettes rapides et gracieuses, les applaudissements se déchaînent.
Elle sourit. Les spectateurs se montrent toujours impressionnés face à ces pas. Or, ce n’est pas le plus remarquable : le véritable talent réside dans sa faculté à incarner un protagoniste, à transmettre des émotions – autant de choses qui ne se réalisent pas avec des sauts.
Soudain, Nina lui attrape la main.
— Un jour, nous serons encouragées ainsi ! lui jure-t-elle avec un sourire.
Attendrie et déterminée, Grâce le lui rend aussitôt.
La représentation se termine dans un triomphe. Moins fatiguée que la veille grâce à l’adrénaline, Grâce salue la troupe, puis emprunte le chemin du retour. L’enthousiasme témoigné par la foule continue à la griser ; elle est plus légère et confiante que jamais. Nina a raison, un jour elles seront en haut de l’affiche !
Perdue dans ses rêveries, elle rejoint son quartier d’une démarche tranquille.
Un vent frais la saisit. Il lui arrache un frémissement et elle resserre son écharpe autour de son cou. La première décision qu’elle prendra lorsqu’elle gagnera mieux sa vie sera de louer un logement plus près de son lieu de travail. Oh, elle imagine si facilement cette existence qui lui tend les bras !
— Grâce.
La ballerine interrompt tout mouvement, figée...
— Grâce.
Non ! Pas ici. Pas encore !
Elle scrute les alentours, mais ne note personne. Terrifiée, elle se remet en marche d’un pas nerveux.
— Grâce, stop.
Les dents serrées, elle accélère l’allure.
— Non.
L’ordre claque, formel. Sa panique devient tel qu’elle lui comprime la cage thoracique.
— Non ! Grâce !
— Laissez-moi tranquille, sanglote-t-elle. S’il vous plaît…
— Stop. Pas par là, Grâce !
Elle n’écoute pas et cherche à fuir son interlocutrice invisible. Sa rue est proche. Avec peu d’espoir, elle se surprend à prier pour qu’elle ne la suive pas jusqu’à chez elle.
— Demi-tour !
Un hoquet lui échappe. Elle se mord la langue ; plus qu’un carrefour et sa résidence l’accueillera. Un environnement plus familier l’aidera à affronter les événements.
Le coin de sa rue lui apparait. Elle s’y engage au pas de course.
— Non !
Soudain, Grâce se pétrifie. Sur le seuil de la demeure qui l’accueille se tient un homme en partie dissimulé par la pénombre ambiante. Il est dos à elle. Cependant, elle le reconnaît à sa stature, comme si son instinct de survie cherchait à l’avertir du danger. Il s’agit du meurtrier de la ruelle.
Elle retient un cri de justesse. Il est là pour elle, elle le devine sans peine !
Horrifiée, elle demeure de marbre, incapable de remuer d’un pouce. S’il décide de pivoter, c’en sera fini d’elle…
Quelqu’un l’agrippe par les épaules et la traine en arrière. En une fraction de seconde, elle retrouve la rue qu’elle vient de quitter.
— Je t’ai dit de ne pas y aller ! Tu ne m’as pas entendue ?
Reconnaissant la voix qui l’a poursuivie, Grâce pivote d’un bond. Son sang se glace : la petite fille qu’elle découvre est translucide. Pire, elle flotte dans les airs ! Sa bouche s’ouvre dans un hurlement muet.
— Tu es folle ? souffle l’apparition tandis qu’elle lui plaque une main dure et froide sur les lèvres. Si tu hurles, il t’entendra !
Elle ne répond pas.
— Bon. Il y a moyen d’entrer chez toi sans passer par la porte principale ?
Sa « sauveuse » semble épuisée. Incrédule, Grâce la dévisage. Ses jambes tremblent tant qu’elle ne songe même pas à se sauver.
— Alors ? On est en mesure de rentrer chez toi par ailleurs ou il faut se tirer ? Tu m’écoutes, Grâce ?
Sa stupéfaction est si grande qu’elle répond sans réfléchir :
— L’escalier de secours, derrière.
— Parfait !
L’enfant lui attrape un bras et l’entraîne à sa suite. Bientôt, elle longe la façade arrière du bâtiment en sa compagnie, puis pénètre dans le couloir du troisième étage et entre dans son appartement.
Sans accorder la moindre attention à l’intruse, Grâce se dirige vers son canapé et s’y écroule. Les larmes franchissent la barrière de ses paupières.
— Non, non, non. Ce n’est pas le moment de flancher.
Elle relève la tête.
— Qui… qui es-tu ?
— Tu ne me reconnais pas ? s’étonne la fillette.
Sa tristesse est sincère, mais elle lui donne un indice :
— Je vendais des colliers en coquillages, avant de mourir.
La phrase suffit à la ramener presque un an en arrière…
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