La vieille
D'abord, il faut traverser le grand pierrier qui dégouline du pic, au bon endroit. Sur la berge, prendre à la gauche du rocher bleu et pendant une heure environ, marcher à travers les arbres, sur un petit chemin presque invisible. Il est si fin qu'on le croirait seulement tracé par des cerfs et des biches. Le chemin tortillone dans le vert des feuillages, aiguilles de sapin, branches grises, feuilles jaunes. Et au bout, on trouve une clairière, un vallon fleuri. Et dans le vallon fleuri, posé sur l'herbe comme un champignon dans la mousse, il y a la maison de la vieille. Et dans la maison de la vieille, il y a une cheminée toujours fumante, un chaudron au dessus des braises, une petite table, deux bols à soupe, deux chaises, et deux lits.
Le deuxième lit c'est pour la fille. C'est la petite fille de la vieille.
Et cette petite famille, ces deux femmes, jeune et vieille réunies, sont toutes les deux très contentes de vivre là, dans cette clairière, au milieu de cette forêt, au bout de ce chemin, de l'autre côté du pierrier.
Elles mènent une vie simple peuplée de petits bonheurs. Elles font pousser des légumes et des fleurs, mangent les oeufs de leurs poules, glanent le bois tombé dans la forêt alentours, et posent parfois un piège pour prendre un lapin. Alors il faut égorger le lapin, laisser couler son sang, lui retirer la peau d'un coup sec, couper les tendons et trancher la viande pour en tirer les pièces qui viendront mijoter dans le ragoût entourées des milles autres saveurs et morceaux de forêt assemblés autour. A chaque repas, c'est une forêt miniature que les deux femmes mangent à la table, avec ses pépiements et son bois qui craque, et tout ce petit monde glisse dans leur gorge et réchauffe leur panse.
Un jour, la vieille tombe malade d'avoir trop vécu. Elle ne peut plus se lever de son lit, elle soupire et sourit beaucoup, tout le temps, et surtout lorsque sa petite fille lui apporte son bol pour manger. Elle ne parle plus beaucoup, et préfère observer avec amour ce monde qui disparaît autour d'elle.
Un matin pourtant, très tôt, elle appelle. Le soleil est à peine levé. Elle prend les douces mains de la fille dans les siennes, ridées et caleuses.
"Ma toute belle." dit-elle seulement. Puis elle la regarde. Elles se regardent toutes deux. La jeune femme comprend.
"Sous mon oreiller" dit-elle, alors que ses yeux font le geste d'y prendre quelque chose. La jeune fille y plonge elle-même sa main et en ressort un couteau. Et la vieille ferme les yeux.
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