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Ça s’était manifesté, au départ, par des sautes d'humeur. Des crises de colère, de larmes. Thelma pouvait exploser en un instant, tout ravager sur le passage de ses caprices, puis redevenir l'aimante épouse qui partageait mon lit chaque soir.

C'est moche que les choses aient dégénéré de cette façon, que j'aie laissé la situation s'envenimer à ce point, détruire chaque étincelle du bonheur que nous aurions dû partager jusqu'à ce que les rides nous creusent tous les deux. Mais mes sens étaient annihilés par l'amour, et je n'ai pas voulu réaliser qu'il y avait danger. Même quand la première gifle a volé sur ma joue, un soir, j'ai pensé que Thelma avait juste besoin d'air. Alors je lui en ai donné, mais sa violence a continué.

Puis un matin, j'étais allé récupérer notre fille, Angèle, chez mes parents, où elle passait ses vacances. Angèle ne devait pas voir ce qui s'était passé. Pour son bien, je devais agir comme si rien ne s'était produit.

C'est ainsi qu'après avoir sauté à l'arrière de ma Honda familiale, trépignant d'impatience de me raconter chaque détail de son séjour, ma fille m'avait sans le savoir, convaincu que je devais poursuivre mes efforts pour maintenir ce couple qui commençait à se déliter sous mes yeux. Je devais tout faire pour sauver notre famille.

Deux ans plus tard, je ne ressemblais plus en rien au fringuant trentenaire, jeune père de famille aux yeux rieurs, que j'étais encore ce jour-là.

J'évitais de me regarder dans la glace, mais chaque fois que ça m'arrivait, mon reflet me balançait sans pitié l'image désolante d'un homme brisé, aux traits tirés, anxieux, dont les tempes et la barbe prématurément grisonnantes accentuaient l'impression qu'il avait pris quinze piges en une simple paire d'années.

Depuis qu’Angèle était rentrée des vacances chez ses grands-parents, Thelma l’ignorait complètement. Elle avait cessé de la chouchouter, de lui parler sur ce ton agaçant de mièvrerie que j'employais sans doute aussi pour m'adresser à elle… Elle ne lui parlait plus, ne la regardait même plus, ne la touchait jamais.

Si elle avait été violente envers elle aussi, j'aurais fui avec Angèle depuis longtemps. Mais puisqu'elle ne subissait pas la haine sélective de Thelma, je n'avais pas jugé primordial d'agir.

*

Ces deux années de terreur avaient heureusement trouvé une fin, le printemps dernier. Nous étions au milieu d’un marché. Une rage noire avait emporté Thelma lorsqu’elle avait appris que j’avais acheté un cadeau onéreux à notre fille, sans la consulter. Je m’étais alors tourné vers Angèle mais j’avais oublié un détail : dans ses débordements de colère, Thelma m’interdisait de faire intervenir notre fille.

Sa fureur déjà brûlante avait explosé dans un concert de hurlements hystériques, puis elle avait commencé à me pousser. Songeant qu'il valait mieux ne pas réagir, j'étais resté de marbre devant les regards choqués des passants. Face à ma passivité, elle était passée aux coups, faisant pleuvoir sur mon torse et mon visage ses poings rageurs.

Je ne m'étais défendu que lorsque Angèle avait éclaté en sanglots, me tirant de ma torpeur. Quelques passants avaient fini par s'interposer et écarter Thelma de moi, avant d’appeler la police.

J'avais l'impression de me réveiller d'un très long sommeil et de prendre conscience que j'avais emprunté un chemin dangereux des années plus tôt, sans rien faire pour changer de voie avec le temps, et que j'étais hors de la réalité, loin du monde.

Thelma a été jugée et a écopé d'une peine de prison suite à la plainte que j'ai déposée après l'incident. Trois mois ont passé, et je sais que je m'en sors, que j'ai repris ma vie où elle s'était arrêtée, près de deux ans et demi plus tôt, parce que je ne fuis plus mon reflet dans les miroirs.

Angèle est entrée en CM1 il y a quelques mois. J'ai peine à croire que, pensant la préserver, j'ai risqué de perdre sa garde en me laissant m'embourber dans un cercle vicieux avec sa mère. J'étais tombé, je m'étais perdu dans cette impasse que je prenais pour une issue envisageable, avec le vain espoir que Thelma, la femme de mes rêves encore une poignée d'années plus tôt, redevienne ma douce épouse d'autrefois.

Je ne la reconnaissais plus mais refusais de voir qu'elle avait changé de manière irréversible. Quand on est aussi transi d'amour, on préfère tout admettre plutôt que reconnaître que notre vie rêvée est fichue à jamais... Et on tente de rectifier le tir en s'aveuglant de plus d'amour encore.

Ce matin, en me levant, j'ai cru revoir, le temps d'un flash, le visage cerné qui me caractérisait encore quelques mois auparavant. Puis j'ai cligné des yeux et réalisé que le reflet que me renvoyait le miroir était celui d'un trentenaire réservé, qui a pris un bon coup de vieux mais a retrouvé le sourire, et surtout foi en la vie.

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