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Huit mois ont passé, et je sais que je m'en sors, que j'ai repris ma vie là où elle s'était arrêtée, près de trois ans plus tôt, parce que je ne fuis plus mon reflet dans les miroirs.
Angèle est entrée en CM1 il y a quelques mois, et je me demande chaque jour comment elle peut grandir aussi vite. J'ai peine à croire que, pensant la préserver, j'ai risqué de perdre sa garde en me laissant m'embourber dans un cercle vicieux avec sa mère. Les services sociaux de l'enfance auraient d’ailleurs pu passer chez nous depuis que Thelma est derrière les barreaux, pour constater qu’Angèle ne subit aucune sorte de violence auprès de moi, mais pour le moment, personne n’est venu.
Une honte incomparable m'envahit chaque fois que je songe que je l'ai laissé assister à des scènes aussi terribles que celle du marché, plusieurs années durant, sans voir à quel point cet environnement était nocif pour son développement. Dans de telles conditions, le divorce aurait de loin été préférable à cette mascarade néfaste pour toute notre famille, que je n'avais pas osé interrompre jusqu'au bouquet final, huit mois plus tôt.
Oui, bien sûr, je m'en veux et je regrette, mais voilà : j'étais tombé, je m'étais perdu, dans cette impasse que je prenais pour une issue envisageable. J'avais toujours le vain espoir qu'un jour, Thelma, la femme de mes rêves encore une poignée d'années plus tôt, redevienne ma douce et aimable épouse d'autrefois. Je ne la reconnaissais plus et c'était aussi par désespoir de la retrouver que je restais auprès d'elle.
Je m'étais bien entendu rendu compte qu'elle était devenue psychologiquement instable, hystérique par phases, que ce n'était pas juste une histoire d'humeur, d'hormones ou de je ne sais quelle idiotie. Je le savais, même sans diagnostic, mais au fond de moi, je ne pouvais pas accepter cette réalité, je refusais de voir qu'elle avait changé de manière irréversible. Quand on est aussi transi d'amour, on préférerait tout admettre plutôt que reconnaître que notre vie rêvée est fichue à jamais... Et on tente de rectifier le tir en s'aveuglant de plus d'amour encore, ou du moins on fait comme si de rien n'était en espérant que la raison reprenne le dessus.
J'avais essayé, pourtant, d'emmener Thelma voir des médecins, des psys spécialistes des troubles de l'humeur ou autres zouaves dans le genre, censés poser un diagnostic concret sur sa condition. Tout ce que j'avais récolté, à la suite de chaque tentative infructueuse, avaient été des coups d'autant plus violents de sa part. Parce que bien sûr, Thelma se comportait de manière tout à fait correcte en société, la plupart du temps (hormis pour l'épisode du marché qui avait été la goutte de trop), et ne paraissait pas moins saine d'esprit que Saint Nicolas. Quant à moi, je n'évoquais jamais ses accès de violence physique auprès des spécialistes, donc je suppose que ça n'avait pas dû aider à la faire interner non plus.
Cette douloureuse époque a beau me poursuivre malgré mes efforts pour tourner la page, je sais qu'il sera impossible de l'effacer tout à fait, même au bout de plusieurs décennies.
Ce matin, en me levant, j'ai cru revoir, le temps d'un flash, le visage cerné et nerveux qui me caractérisait encore quelques mois auparavant, puis j'ai cligné des yeux et j'ai mieux aperçu le reflet que me renvoyait le miroir de la salle de bain : celui d'un trentenaire réservé, qui a pris un bon coup de vieux mais qui a retrouvé le sourire, et surtout foi en la vie.
La procédure de divorce avec Thelma est toujours en cours, mais tout est si long, et d'autant plus avec sa situation, que je n’ai pas envie de perdre le reste de mes années de jeunesse à encore souffrir par sa faute, même de manière indirecte.
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