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Une main froide, sans douceur sur mon épaule, me ramène à la réalité tout aussi inflexible. Le regard du flic s’enfonce en moi comme un crochet, puis il retire sa main d’un mouvement mécanique, dénué d’empathie.
Je tourne la tête de tous côtés, comme si une issue allait s’ouvrir quelque part autour de moi, mais mon regard ne se heurte qu’aux implacables murs de la salle d’interrogatoire à l’aspect aseptisé.
Seuls mes yeux sont en capacité de bouger. Ils se posent, incrédules, dévastés, sur ces hommes qui posent les questions mais détiennent les réponses aux miennes. Semblant lire dans mon regard ravagé par l’accablement, l’un d’eux feuillette les pages de mon dossier et m’éclaire :
– Votre femme s’est bien sûr rapidement rendue compte de vos hallucinations, mais vos parents, habitués à un comportement relevant de la schizophrénie, lui avaient demandé, ainsi qu’à votre entourage, de ne pas contredire vos croyances et de jouer le jeu, pour ne pas vous brusquer. Cependant, elle ne supportait pas que vous agissiez comme si votre fille était toujours là, que vous poursuiviez votre vie si simplement, alors qu’elle-même était plongée dans une détresse sans nom. Elle était détruite chaque fois que vous vous adressiez à Angèle devant elle, que vous achetiez des jouets hors de prix pour… une enfant morte.
– Puis au bout de deux ans de violences, enchaîne l’un des flics, vous vous résignez à porter plainte, à la suite d’une agression publique de sa part, où elle vous balance que votre fille est morte lorsque vous faites mention d’elle. Vous ne supportez pas cette confrontation brutale avec le réel et l’attaquez en justice pour coups et blessures. Votre femme finit au trou, elle a le temps de cogiter et se rappelle que quelques jours avant la mort de votre fille, vous aviez dit que « ça ne pouvait plus durer, que vous en aviez marre de cette vie de merde ». Allez savoir pourquoi elle ne s’est pas souvenue de ce détail plus tôt… Elle en conclut que vous avez assassiné votre fille et décide de s’évader au cours de son transfert dans une unité psychiatrique. Avec pour but de se venger de votre acte et vous priver de continuer à voir votre fille dans votre esprit.
Je sens des picotements me tirailler le bout des doigts et la nuque. C’est le frisson de l’horreur qui revient en rafale, après m’avoir laissé un répit fictif pendant plusieurs années. Je devais protéger Angèle, je devais être là pour elle… Et je ne l’ai pas été.
Qu’on m’emmène loin, qu’on m’ôte à ces lieux, à ces questions, à ces regards plus incisifs qu’un acide mortel… Je sens ma vision s’obscurcir. Les voix se font murmures.
Avec une grimace lorsque mes blessures à l’abdomen m’élancent, comme pour me rappeler que je ne peux échapper à mon sort plus longtemps, je tombe à genoux, effondré. De violents sanglots me secouent de manière incontrôlable. Tout s’écroule autour de moi.
Et pourtant, au cœur du tourbillon, je sens une petite main m’effleurer la joue. Je frémis et relève la tête, à-demi conscient, dévoré par une peine indicible.
Angèle me sourit, ses yeux rieurs sont posés sur moi avec tendresse. Je veux la serrer dans mes bras très fort, lui demander pardon, lui dire à quel point je l’aime…
Mais dans son inégalable bonté, dans la légèreté angélique de son innocence, ma fille m’a déjà pardonné. Elle me prend la main avec douceur, et m’attire loin des ténèbres, vers la pureté d’une lumière nouvelle.
FIN
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