16
C’est un matin d’avril pluvieux. Le vent furieux siffle derrière les vitres. J’ai peur, je me sens empli d’angoisse. Mais avant tout, je suis fou de joie, au comble du bonheur, béat comme un idiot. Mes doutes, mes appréhensions passent au second plan dans un tel moment d’euphorie… Je serre la main de Thelma contre la mienne, pose un regard amoureux sur son corps mis à l’épreuve. Ses lèvres s’ouvrent dans un sourire et forment les mots silencieux : « Je t’aime ». J’embrasse sa main avec une infinie tendresse. Un petit gémissement attire mon œil près de son sein. J’approche mes doigts de la petite tête presque chauve, la caresse délicatement. Notre petite Angèle pèse 3,2kg et tête déjà avec allégresse. Sa frimousse rose, comme chiffonnée, me tire un sourire chaque fois que je la regarde. Je me suis juré de la protéger, de veiller sur elle pour toujours. C’est un pacte tacite que je ne pourrais jamais briser. L’amour qui m’envahit quand je la vois me rappelle pourquoi je vis, et me fait pousser des ailes.
Lorsque je reprends mes esprits, je suis dans la cellule de garde à vue, couché sur le fin matelas qui recouvre l’épaisse dalle de béton. De l’autre côté de la grille, dans le couloir, Prunolle est en pleine dispute avec les enquêteurs.
Je n’avais jamais remarqué à quel point sa voix est agaçante. Jusqu’alors, elle m’inspirait la maîtrise de soi et l’aplomb flegmatique caractéristique des professionnels de santé chevronnés. Désormais, je la perçois comme un grésillement désagréable, gonflé d’orgueil et d’un trop-plein d’assurance.
Avec une grimace lorsque ma douleur à l’abdomen me lance, comme pour me rappeler que je ne peux échapper à mon sort plus longtemps, je me glisse hors du lit sommaire et me mets sur mes jambes. Je chancelle un instant, m’agrippe à la grille pour ne pas vaciller davantage. Mes pensées sont en vrac, comme doivent l’être ma face engourdie et ma chevelure clairsemée.
Tout ce que j’ai appris d’un coup, ne peut pas être digéré comme ça. Ne peut pas être digéré tout court. La souffrance infernale qui me terrasse dépasse de loin mes préoccupations physiques, l’élancement de mes blessures.
Dans le couloir, Prunolle élève encore davantage la voix pour brailler sur les policiers, et ce chuintement strident m’est insupportable.
– Faites-la taire, bon sang ! je m’écrie à l’intention des agents, le visage écrasé contre la grille, sans sentir son contact froid.
Une petite voix me rappelle que c’est ce que je souhaitais, lorsque Angèle hurlait, en haut de ce pylône. Je voulais juste qu’elle se taise, un petit instant…
Les larmes m’échappent. Traversé par une rage sans nom, vibrant de haine, je secoue la grille comme un forcené et hurle à ma psychiatre, cette femme sûre d’elle en qui j’avais confiance, à qui je me suis livré des années durant :
– Vous êtes un monstre ! Espèce de pourriture ! Traîtresse ! Vous m’avez manipulé tout ce temps ! Moi qui croyais que vous étiez venue pour m’aider !...
– Vous aider ? répète l’un des flics, goguenard. Cette femme n’aide qu’elle-même, ça se voit… Elle n’est venue que parce qu’elle a été convoquée, et à l’instar de votre père, c’était pour sauver sa réputation, pas votre peau, qu’elle vous défendait !
Prunolle tourne un regard vide vers moi. Elle sait qu’elle va tout perdre. Sa chute est proche. Et pourtant, elle trouve encore le moyen de m’enfoncer encore plus que je ne le suis déjà.
– Un peu plus tôt, j’ai prévenu votre père que c’était terminé, Guillaume, dit-elle. Que ses stupides combines n’avaient servi au final, qu’à retarder cette fatalité. C’était un déshonneur trop grand pour lui, pour son prestige, de faire face à la réalité. Une épouse schizophrène, un fils qui le devient en causant la mort de son unique petite-fille… C’était plus qu’il ne pouvait supporter d’endurer, un sort trop dur à assumer pour la famille Delambre, j’imagine… Il a préféré se donner la mort, il y a de cela quelques instants. Je viens de l’apprendre. Mes condoléances.
Je tombe à genoux, effondré. De violents sanglots me secouent de manière incontrôlable. Tout s’écroule autour de moi.
Et pourtant, au cœur du tourbillon, je sens une petite main m’effleurer la joue. Je frémis et relève la tête, à-demi conscient, dévoré par une peine indicible.
Angèle me sourit, ses petits yeux rieurs sont posés sur moi avec tendresse. Je veux la serrer contre moi très fort, lui demander pardon, lui dire à quel point je l’aime…
Mais dans son inégalable bonté, dans la légèreté angélique de son innocence, ma fille m’a déjà tout pardonné. Elle me prend la main avec douceur, et m’attire loin des ténèbres, vers la pureté d’une lumière nouvelle.
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