8
– Je devais la protéger.
Ma propre voix semble me parvenir du bout d’un tunnel sombre, sans fin. Nul espoir d’en sortir. Je ne sens pas mon corps, ni la chaise sur laquelle je suis assis, ni les regards posés sur moi.
Angèle est morte. Elle est morte cet hiver-là. J’ai moi-même précipité sa chute. J’aurais pu la secourir, la sauver. Mais je l’ai regardé agoniser, jusqu’à ce que le dernier souffle de vie ne franchisse ses lèvres craquelées et bleuies par le froid.
Le tournis qui me saisit tout à coup me replonge dans mon état déplorable, le jour fatidique. Cette fièvre qui me faisait délirer… Je n’étais pas dans mon état normal, à bout, avec l’envie d’en finir. Et j’ai failli au plus essentiel de mes devoirs, mon devoir de père.
Les remords qui me perforent sont incommensurables. Quelques secondes qui ont filé sous mes doigts, qui ont bondi hors de ma conscience, et m’ont coûté plus que n’importe quelle étourderie…
L’enquête sur l’accident n’a jamais été close à cause des doutes qui planaient sur mon rôle dans l’affaire. Des incohérences entre mes déclarations et les constatations du légiste chargé de l’autopsie… J’avais affirmé avoir appelé les secours immédiatement après la chute d’Angèle, or selon le médecin légiste, son décès serait survenu plus d’une heure avant leur arrivée sur place. « Le meurtre prémédité ne colle pas avec les circonstances, mais vous auriez très bien pu avoir un moment d’instabilité que vous auriez par la suite regretté, » m’avaient pressé les enquêteurs durant l’audition, avides de recueillir mes aveux.
Amnésie post-traumatique. Paralysie de mes souvenirs relatifs à l’accident, qui avait déclenché une dissociation traumatique, et une schizophrénie paranoïde déjà sous-jacente, d’après le psychiatre qui m’avait diagnostiqué quelque temps après le drame.
Faute de preuves et suite à ça, mon irresponsabilité pénale avait été reconnue et je n’avais pas été inculpé pour non-assistance à personne en danger. Encore moins pour meurtre involontaire.
Le monde tourne encore autour de moi, avec une rapidité toujours plus féroce. Mes forces ont été soufflées, balayées, comme ce vent et ce froid alpin sur ma peau ce terrible jour.
Chaque pensée qui me revient est une lame qui me transperce plus douloureusement que celle que Thelma a plongé dans ma chair. Mon cœur est une ancre au fond de mon estomac. Tout tangue.
Je me revois, plus de dix ans en arrière, rendre visite à ma mère dans ce centre médico-psychologique où elle était soignée pour sa schizophrénie. C’est là que ma route croise celle de Thelma, qui y était suivie pour des troubles psychologiques, et remontait une pente difficile. Cette femme magnétique, envoûtante, qui me propose une cigarette sur la terrasse du centre. Je ressens aussitôt, en même temps qu’un profond trouble, un puissant instinct : c’est elle, la femme de ma vie. Le coup de foudre pur.
Mais ses démons qui ressurgissent, peu après l’accident, quand elle gérait la perte d’Angèle avec difficulté… Nos rapports s’étaient tendus, surtout avec la culpabilité dont on me soupçonnait dans l’affaire… Mes intentions de la quitter quand elle était devenue agressive…
Une main froide, sans douceur sur mon épaule, me ramène à la réalité tout aussi inflexible. Le regard du flic s’enfonce en moi comme un crochet, puis il retire sa main d’un mouvement mécanique, dénué d’empathie, et complète mes souvenirs fragmentés :
– La perspective de divorcer, qui condamnait définitivement votre vie ensemble, impliquait une réalité bien trop douloureuse à accepter pour vous : votre famille n’était plus, votre fille était morte. Alors, malgré la violence de Thelma à votre égard, des mécanismes de défense se sont imposés, omettant la vérité pour choisir la vôtre. Déni de réalité, projection psychotique entrainant des hallucinations, vous pensiez « voir » votre fille…
Prédispositions génétiques, environnement stressant, choc d’une perte brutale… La schizophrénie qui touchait ma mère s’est déclenchée chez moi peu après la mort d’Angèle…
– L’accident effacé de votre mémoire, poursuit l’enquêteur, vous avez imaginé reprendre votre vie là où elle s’était arrêtée, en allant chercher votre fille chez ses grands-parents, où elle était censée passer ses vacances si elle avait encore été en vie… Comme pour contrer la fatalité.
Une image des poupées Barbie dans le salon, gisant au pied du canapé depuis des années, me saute à la figure. Ma tête se remet à tourner dangereusement, je sens de la bile remonter de mon estomac.
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