Première version
L'âne. Illizi, 30. 09. 2023.
Lorsque mon père s'était séparé de ses frères, les habitations familiales devinrent leur propriété par succession. Du coup, il fut obligé, d'un commun accord, de construire son propre manoir, dans un délai de deux ans. Sans quoi, notre famille, désormais sans domicile, passerait ses nuits à la belle étoile.
À l'époque, la vie était chère et l'avenir incertain. Le pays, tout entier, avait connu une grave crise multidimensionnelle. L'Algérie avait traversé une période de troubles économiques, politiques et sécuritaires sans précédent au cours des années 1990. La tristement fameuse Décennie Noire.
Construire une maison en dur n'était pas une mince affaire, notamment pour un père de famille, pauvre et déshérité, responsable d'une dizaine de bouches à nourrir. Les matériaux de construction, peu disponibles et hors de prix, coûtaient les yeux de la tête au marché noir.
Mon père n'avait pas le choix. Il lança les travaux de terrassement, se remettant au Bon Dieu, malgré ses maigres ressources. C'est dans ce cadre qu'il acheta un âne pour assurer le transport des matériaux de construction jusqu'au chantier et garantir son approvisionnement en eau.
Et comme un malheur n'arrive jamais seul, une grande sécheresse s'était abattue sur la Kabylie en ces temps-là. Toutes les richesses des familles paysannes avaient été englouties en quelques années. Les arbres fruitiers s'étaient desséchés, les champs devenus arides et les sources taries. Bientôt le dénuement et la famine s'étaient installés dans nos foyers.
Une fois la bâtisse terminée, mon père décida de garder le baudet. Il était utile pour aller chercher de l'eau potable des sources lointaines, surtout en été, lorsque le stress hydrique était à son summum. La bête de somme servit également dans les travaux agricoles, tels que la cueillette des olives, les seuls arbres à avoir survécu à la calamité.
* * *
La possession d'un animal à la maison nécessite des soins constants et une prise en charge continue. Mon père me confia cette tâche, malgré mon jeune âge. Tous les matins, je l'emmenais paître dans les champs, une patte attachée par une corde. Je le récupérais le soir pour éviter qu'il ne soit volé ou dévoré par les chacals ou blessé par d'autres animaux sauvages.
En été, il faut le récupérer en milieu de la journée pour éviter les grandes chaleurs et les piqûres de taon qui pourraient de le tuer. Comme les journées étaient longues, je devais également le sortir en début de soirée et le récupérer au crépuscule ou à la nuit tombante. Ce va-et-vient itératif entre les champs et l'étable constituait une corvée quotidienne pour un enfant.
Tous les jours, il faut le ramener à un point d'eau pour le faire boire. Je devrais surtout assurer sa nutrition tout au long de l'année. Pour cela, il faut constituer un stock de foin suffisant en été pour qu'il puisse passer le reste des saisons en toute sécurité. Aussi, je ramassais des caroubes et des figues-fleurs asséchées pour renforcer son alimentation.
Ce qui était ennuyeux dans cette histoire, c'est que dans l'entourage, des personnes méchantes trouvaient une opportunité pour me décourager et se moquer de moi. Ils allaient jusqu'à m'appeler Chacha, un mot signifiant «âne» en langage enfantin, car les petits mioches le prononçaient en me voyant tout le temps en compagnie de la bête.
Pendant l'année scolaire, je devais sortir l'âne, tous les matins, avant de partir au collège, ce qui souvent laissait des traces sur mes vêtements et mon corps sentait le crottin d'âne. Cette saleté inévitable et ces odeurs désagréables, avaient joué en ma défaveur auprès de mes collègues de classe, portant un coup sévère à mon estime de soi et à mon amour-propre en cette période sensible de la préadolescence.
Sans compter que l'âne me causait des ennuis avec les villageois en raison des dommages qu'il provoquait de temps à autre pour leur culture, leur arbres ou leur bêtes. Le pire, c'est qu'il donnait souvent à mon père l'occasion de me réprimander, de m'humilier, voire de me punir sévèrement ou de me battre injustement.
* * *
Notre âne était jeune, de taille moyenne, avec un pelage lisse et brillant de couleur brun foncé. Il était plutôt beau, dynamique et intelligent. Il était fort, solide, tenace et résistant. Cependant, il avait un caractère difficile, parfois têtu et récalcitrant. Il présentait même un danger public, car, sans prévenir, il mordait souvent avec ses dents accérées, et lançait des ruades avec ses durs sabots.
Et comme il n'y avait pas de femelles en Kabylie, le baudet manifestait une agressivité féroce envers ses congénères. Il parvenait souvent à rompre la corde avec laquelle on l'attachait. Un fois libre, c'est bonjour les dégâts. Cela m'avait valu des ennuis avec les villageois et bien de fessées de la part de mes proches.
Un jour, il se détacha et alla se battre avec l'âne d'un oncle germain, attaché à un pieu au lieu-dit Ahriq El Koumi. J'accourus, bâton en main, pour séparer les deux bêtes qui s'entretuaient. Notre bourricot avait saisi l'autre par le cou, entre ses mâchoires, et je dus le frapper avec le bâton pour le forcer à abandonner le combat. Dans le feu de l'action, j'atteignis par inadvertance l'âne du voisin.
L'oncle se précipéta, lui aussi, avec un gourdin à la main. Le vieil homme, vêtu d'un bournous et coiffé d'une chéchia, me vit et m'accusa d'avoir battu son âne. Et je l'eus payé cher, ce coup-là... La marque du bâton qu'il me laissa sur le dos restait indélébile des années durant.
Une autre fois, notre baudet s'échappa et courut vers le centre du village, Abrah, où il trouva l'ânon d'un voisin qu'il attaqua. À mon arrivée sur les lieux, le père de famille avait fondu en larmes au lieu de tenter de séparer les deux animaux en guerre. Le villageois m'accusa de le mépriser ! Il se plaignit à mon père le soir même, et je vous épargne la suite...
Une autre fois, l'âne attaqué un congénère appartenant à un habitant du quartier El Hara Bouada. Comme il était en rut, il tenta sa chance avec l'âne du villageois, et c'est devenu une «question d'honneur». D'autant plus que cela s'était passé sur la place du village, au vu et au su de tous.
Et cerise sur le gâteau, un beau jour, j'ai conduit le baudet à la fontaine du village pour l'abreuver. Et là, une femme s'était penchée sur le bassin pour remplir sa cruche d'eau. Dans cette position provocante, elle avait exhibé ses courbes généreuses, bien arrondies et moulées par le tissus de sa robe toute mouillée. L'âne, apparemment ''excité'' par la scène, montra son «anatomie» et tenta sa chance.
Heureusement, je tirai sur la corde attachée à son pied pour l'empêcher de commettre l'irréparable. La femme l'échappa belle. Elle réussit à s'en sortir de justesse. Elle était effrayée et devenue rouge de honte. De loin, elle vit le «changement corporel» du baudet, et un léger sourire s'échappa de ses lèvres, amusée tout de même de susciter l'intérêt de la bête.
Ces épisodes, parfois drôles, m'avaient causé tant d'ennuis et tant de coups, sans parler des effets psychologues néfastes qui avaient perturbé mon adolescence. La majeure partie de ma grande enfance, mon père me l'avait gâchée dans les soins constants d'un bourricot, économiquement coûteux et concrètement trop peu utile.
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