Chapitre 6
Une chaleur se répandit sur sa joue, il essaya de s’en échapper, mais son corps était trop endolori pour émettre le moindre mouvement. Les évènements de la veille lui revinrent : le pont, le pavillon, la planche, l’eau froide, et le néant. Il n’entendait rien autour de lui, mais il savait qu’il se trouvait à bord du navire. L’odeur du bois résineux était propre à ce bateau, il s’agissait de la première fois qu’il voyait un vaisseau construit à partir de cette essence de bois.
D’ordinaire, ce sont des bois de chêne, de châtaignier ou de hêtre que les charpentiers utilisaient en chantier naval, rarement de sapin. Il donnait une couleur plus sombre au navire et inspirait moins confiance. Il se souvenait des odeurs qu’il avait eu la chance de sentir dans sa chambre, au-dessus de l’arsenal maritime de Corak.
Il se força à ouvrir les yeux malgré la douleur qui tambourinait son crâne. Il ne se trouvait pas dans les cales. Le plafond devant lui n’était pas celui de sa cage. Il tourna son regard à sa gauche, le mur était habillé d’étagères et de placards de diverses tailles, garnis de flacons, de boites de toute taille. À sa droite, des plantes séchées pendaient du plafond, une table proche de la porte était couverte de documents. La fenêtre qui le surplombait laissait les rayons du soleil parcourir l’épiderme nu du garçon.
Il se redressa lentement et se tint le ventre. Une douleur au niveau de son diaphragme l’arrêta dans ses mouvements. Il se pencha en grimaçant, la main posée sur ce point de peine. La porte s’ouvrit sur un homme qu’il ne connaissait pas. Ce dernier se positionna à ses côtés d’un air inquiet.
— Ne bouge pas.
Son regard se posa sur la main du garçon contre son thorax. Il l’incita à rester assis et récupéra ses outils, un flacon et une plante aux pétales violacés. Il déchira les feuilles de la graminée et les plaça dans un plat de terre cuite. Il y versa la moitié du flacon et écrasa le tout à l’aide d’un mortier. Le contenu se transforma petit à petit en une pâte verdâtre.
— Tiens, mange ça.
Il observa le passager qui le regardait avec crainte. Earl ne souhaitait pas ingurgiter cette étrange bouillie, quelle qu’en soit la raison. Qui sait ce qu’était cette fleur.
— Tu n’as pas à avoir peur. Ça t’aidera à diminuer la douleur.
— Qu’est-ce que c’est ?
Le pirate sembla surpris de sa question, mais lui répondit avec un sourire.
— Un mélange de fleurs d’haros et de ber.
— Vous mélangez des plantes à des cendres de lézards ?
Son vis-à-vis le dévisagea, surpris par ses connaissances.
— Tu es cultivé.
— Non, juste attentif à ce qu’on me donne.
— Je serais curieux de voir jusqu’où peut aller ton savoir. Maintenant que tu en connais sa composition, vas-tu enfin accepter de manger ce médicament ?
Le jeune homme soupira, résigné. Les fleurs d’haros étaient des antidouleurs, et les lézards ber étaient utilisés pour évacuer tous résidus étrangers dans l’organisme. Il prit une cuillérée et l’avala. Il grimaça lorsque la substance devint visqueuse au mélange de sa salive. Il devait vider le contenu du bol pour être débarrassé de ce gout infâme et pâteux.
L’inconnu ne fit aucun commentaire, et attendit patiemment que son patient finisse sa préparation. Une fois le récipient vide, il le prit et se dirigea vers son bureau. Earl se permit de le détailler lorsqu’il eut le dos tourné. C’était un homme de taille moyenne, ses yeux étaient épicés comme la cannelle, et ses cheveux étaient d’un brun cuivré tout comme sa peau. Il semblait très minutieux dans ses gestes, et il était, pour le moment, le second pirate agréable qu’il avait croisé sur ce navire, en plus du canonnier. Ce dernier se retourna et vint s’asseoir en face de lui.
— Je m’appelle Chell, je suis le médecin de ce navire. C’est notre second qui est venu te récupérer des mains d’Ino.
— Ino n’est qu’une légende.
— Tu serais surpris de voir toutes les légendes qui sont réelles.
Earl se tut. Il ne connaissait pas tous les mythes de ce monde, mais il s’agit qu’Ino n’était qu’une invention du conscient humain. Elle était pour les marins une déesse des eaux calmes, protectrice des naufragés. Lorsqu’un équipage disparaissait en mer, les gens aimaient dire qu’ils reposaient entre les mains d’Ino, et qu’ils reviendraient. Mais jamais aucun d’eux n’était revenu, malgré l’évolution de cette légende.
— Pourquoi m’avoir remonté à la surface ?
— C’est une question qu’il faudra poser à Asan, pas à moi.
L’on toqua à la porte de la cabine, obligeant le médecin à mettre fin à leur discussion et à se lever. Il s’agissait du capitaine, et d’un autre homme aux cheveux albâtre. Le prisonnier se sentit acculé, et essaya de s’échapper. Il bondit du lit et se jeta dans l’ouverture de la porte, entre les deux hommes. Il parvint à atteindre le couloir, mais fut vite rattrapé par une poigne de fer dans son dos.
— Doucement Asan ! Je me suis efforcé de le soigner, ce n’est pas pour que tu le blesses.
L’homme tira le garçon vers lui et emprisonna ses poignets dans sa main. Même en se débattant, Earl était de nouveau pris au piège. La poigne de son sauveur était ferme, impossible de s’extirper. Le visage du médecin était menaçant, mais l’homme ne sembla pas en prendre compte.
— Il ne s’échappera pas comme ça, et je ne vais pas lui casser les poignets.
— Ramenez-le dans les cales si vous le souhaitez, mais ne l’estropiez plus.
— Je vais y faire attention.
Le détenu chercha de l’aide auprès du guérisseur, mais ce dernier ne fit que le regarder avec amertume. Il ne pouvait pas désobéir aux ordres du capitaine. Earl savait ce qui l’attendait. Il allait de nouveau être enfermé dans les cales, il ignorait pour combien de temps. Il ne souhaitait pas retrouver ces barreaux froids, ce bois humide et ces fers.
Il se débattit à chaque pas, secouant ses bras dans l’espoir de faire glisser ses poignets de la main du pirate. En vain. Alors il trainait des pieds, essayait de s’arrêter sur chaque marche d’escalier, mais il était toujours tiré. Ce fut à l’entrée des cales qu’il tenta le tout pour le tout. Il mordit la main de son garde, qui relâcha enfin la pression exercée sur ses poignets. Mais la main libre du pirate s’abattit sur son cou et serra en le plaquant au sol. Allongé, immobilisé à la nuque, Earl ne faisait plus un geste. Il savait qu’il avait franchi une limite, et attendait sa sentence.
— Tu es plus vivace sur terre que dans l’eau.
La grille de sa cage s’ouvrit, et il y fut jeté sans ménagement. Il se retourna vivement dans l’espoir de fuir une nouvelle fois, mais la porte se referma devant son nez. Il fusilla du regard les deux hommes.
— Je pensais que tu serais aussi docile que la dernière fois.
Le capitaine s’abaissa à son niveau, et l’observa, un sourire en coin.
— Il semblerait que je me sois trompé. Tu es chanceux, je ne te remets pas de fer sous la demande de Chell.
Le captif fut soulagé de ne pas avoir à supporter ces anneaux douloureux.
— Pourquoi ne pas être remonté à la surface ?
— Pourquoi m’avoir sauvé ?
Earl répondait avidement au capitaine, mais ne souhaitait pas être le seul répondre aux questions. Le ton du pirate était froid, il grogna d’impatience face au comportement du garçon.
— N’importe quel autre pirate t’aurait laissé couler.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— Tu semblais important aux yeux du commodore. Tu l’es à mes yeux maintenant.
— Vous perdez votre temps.
Le captif resta muet.
— Tu resteras ici tant que tu ne daigneras pas répondre à mes questions.
Les deux mercenaires quittèrent les cales pour regagner le pont. Earl se retrouva une nouvelle fois dans sa cage. Il bouillonnait de l’intérieur. Être enfermé était l’une des choses qu’il détestait le plus. Mais avec le long moment de répit et de calme qui s’allongeait, il se concentra sur sa situation.
Le navire sur lequel il se trouvait était le Phoenix de Manhal, dont l’équipage était dirigé par un capitaine connu de l’armée royale comme le phénix des mers, inatteignable et ambitieux.
Arawn Rackham.
Un homme décrit comme tenace et rusé, autoritaire et droit. Ses hommes semblaient le respecter comme leur capitaine, et certains comme un membre proche. Le si peu qu’il avait pu voir des alentours sur le pont le laissa penser qu’il avait quitté l’archipel d’Ethel, et qu’ils se dirigeaient vers des eaux réputées pour être infestées de pirates. Ce n’était pas étonnant.
Il n’avait plus les mains attachées et pouvait s’en servir comme bon lui semblait. Mais les vivres et autres objets étaient tenus hors de sa portée. Il n’arriverait pas à s’échapper de cette prison. Et même s’il y parvenait, ces barbares viendraient le cueillir sur le pont tel un oisillon qui essaie de fuir un aigle. Impossible.
Mais qui ne tentait rien, n’obtenais jamais rien.
Il se releva et essaya de forcer la porte. Les grilles étaient vieilles, la rouille avait commencé son travail sur le fer. Mais la serrure n’était pas assez abîmée pour lui offrir une échappatoire. Il attendit patiemment. Il tournait en rond, écoutait les bruits ambiants. Un animal en cage, voilà comment il se sentait. À attendre sa sentence.
Chaque jour, le capitaine descendait pour lui poser ses questions, et chaque jour, il remontait sans avoir obtenu de réponse. Le détenu crut perdre la tête au bout de trois nuits. Il tirait sur les barreaux dans l’imaginable espoir qu’elles cèdent.
Quelqu’un descendit le quatrième jour. Ce n’était pas le capitaine, mais le garçon qui était venu le nourrir la première fois. Il apportait encore une assiette et un verre d’eau. Il n’ouvrit pas la porte, pour éviter de laisser s’évader le prisonnier. Il déposa simplement le verre à travers les barreaux, pris le pain et le tendit face à lui.
— Prends-le.
Earl ne répondit rien, il s’approcha et prit le morceau de pitance avec méfiance. Il le mangea en entier et but le verre d’une traite. Mais le pirate ne quitta pas la cale une fois le repas du garçon terminé. Sa présence et son silence intrigua le jeune homme, qui l’examina.
— Ne me regarde pas comme ça.
Il lui échangea un léger sourire puis se présenta.
— Je m’appelle Meribi, je suis l’un des canonniers du navire. Normalement, c’est à Im de venir te donner ton repas, mais Dihu a besoin d’aide en cuisine, c’est donc moi qui descends.
Il semblait attendre une réponse de son vis-à-vis, mais le captif ne semblait pas vouloir lui répondre.
— Comment t’appelles-tu ? J’aimerais bien apprendre à te connaitre.
— Pour quoi faire ?
— Tu risques de rester un peu plus longtemps que prévu à bord, donc autant apprendre à se connaitre.
La réponse du mercenaire intrigua Earl qui se redressa au fond de sa geôle.
— Comment ça ?
— Tu sembles captiver notre capitaine, je ne l’avais jamais vu ainsi auparavant. J’en ai donc déduit que tu resterais plus longtemps à bord. Donc, quel est ton nom ?
— Earl… Jaybo.
— Enchanté Earl, même si j’aurais préféré te rencontrer dans différentes circonstances.
Le concerné dévisagea son interlocuteur. Il était différent de l’image qu’il avait des pirates. Bien que les évènements sur le pont de l’Isenor aient été barbares, aucun d’eux n’en était venu à la torture pour le faire parler.
Il se permit de détailler son vis-à-vis, en particulier sur sa tenue et les accessoires qu’il possédait. Sa chemise crasseuse était tachée de résidus de poudre et son pantalon salit par la suie, il portait à sa ceinture tout un arsenal d’accessoires en métal, sans doute pour l’entretien des canons. Un des outils en particulier attira son attention.
— Tu n’imaginais pas parler à un pirate de la sorte, n’est-ce pas ?
— Non.
— Sommes-nous semblables à l’image que le monde se fait sur nous ?
— Non, pour l’instant.
— J’espère que nous ne le serons pas dans le futur. Après tout, peu de pirates ressemblent à ce qu’on raconte dans les livres.
— Ah oui ?
— Oui, puis l’équipage est curieux de te connaitre, mais le cap’ est inflexible et nous interdit de descendre sans son autorisation…
Leur discussion fut coupée par un nouveau venu dans les cales.
— Asan !
— Tu mets trop de temps à remonter, gronde le second.
— Désolé, je parlais avec le détenu.
— Vous parliez ? Je pensais qu’un requin l’avait rendu muet.
Le second capitaine s’avança proche de la grille.
— Tu réponds à notre canonnier, mais reste silencieux devant notre capitaine ? Tu ne sembles pas avoir le sens de la logique.
Earl fusilla l’homme du regard. Il n’aimait pas sa manière arrogante de le rabaisser, même s’il l’avait sauvé de la noyade. Des voix s’élevaient depuis le pont. Le second se plaça dans l’escalier et haussa la voix pour être entendu.
— Que se passe-t-il ?
— Terre en vue, que faisons-nous ?
— On applique la procédure habituelle, accostage pour réapprovisionnement.
— Où est le capitaine ?
— Occupé dans sa cabine. Je remonte.
Le canonnier reprit le verre et recula pour imiter son supérieur, mais le prisonnier l’arrêta.
— Attends !
Il réussit à l’attraper à travers les barreaux et le tirer en sa direction. Le pirate semblait surpris de sa soudaine énergie.
— Quoi ?
— Combien de temps vais-je encore devoir passer ici ?
— Je n’en sais rien. C’est au capitaine de décider de ton sort, désolé.
Il se détacha de sa prise et remonta sur le pont dans la précipitation, abandonnant une nouvelle fois le détenu seul. Mais cette fois, un sourire se forma sur son visage alors qu’il ouvrit sa main devant lui. Il contempla les tiges de métal qu’il avait réussi à dérober au pirate.
Il avait un moyen de sortir, et une île n’était pas loin. Il allait être libre.
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