Chapitre 9
Le navire avait quitté le port de Nirval. Earl émergeait lentement de son inconscience, mais garda les yeux clos. Pour son corps fatigué, même bouger ne serait-ce qu’un doigt semblait impossible. Il prit conscience d’une présence, d’une main posée sur le haut de sa tête, et il discernait deux voix autour de lui : celle du capitaine et du médecin.
— Heureusement qu’Asan l’a remarqué. Ils étaient prêts à le tuer.
— Il s’en sortira ?
— Avec les soins que je lui ai prodigués, je n’en doute pas. Mais ça va prendre du temps.
— Combien exactement ? s’impatienta le capitaine.
Le soigneur ne répondit rien. Le blessé l’entendit s’asseoir à sa gauche, et soupirer.
— Arawn, nous ne pouvons plus le considérer comme un prisonnier. Même si c’est le fils d’un commodore, il est aussi un—
— Je sais. Je te demande combien de temps prendra sa guérison.
— Environ dix jours, si ce n’est plus.
La paume disparut de sa tête, et le garçon écouta les pas du capitaine s’éloigner.
— Préviens Asan à son réveil.
— Il reste ici, l’avertit le médecin.
Les pas s’arrêtèrent.
— Je te demande pardon ?
— Il ne retournera pas dans les cales.
— Je ne pense pas t’avoir demandé ton avis, l’avisa Arawn d’un ton autoritaire.
Chell semblait s’être redressé, il s’adressa à son supérieur sur un ton dur.
— Je ne te permettrai pas de le laisser pourrir dans le fond d’une geôle. C’est un Mannred, que cette information te plaise ou non.
Earl se tendit à l’annonce de cette indication. Il attendit la réaction du capitaine.
— Je ne l’utiliserai pas.
— Alors, pourquoi l’enfermer ?
— Pour le protéger.
— En le laissant mourir ? Drôle de façon de s’y prendre…
Le silence s’installa entre le capitaine et le soigneur. Une main vint se poser sur l’avant-bras du jeune homme, caressant doucement sa peau.
— Tu es en sécurité, tu peux ouvrir les yeux.
Earl se posait des questions sur ce qui l’entourait, où il se trouvait. Il finit par les ouvrir après de longues secondes de calme.
À sa gauche se trouvait le médecin de bord, tout sourire. Et proche de la porte se tenait le capitaine, son regard peiné et curieux. Earl essaya de se redresser, mais Chell dut pour y parvenir. Son corps était recouvert de bandes et de pansements de tissu. La pièce était remplie d’odeur de plantes fortes. C’était une cabine petite et vide, où trônait un simple lit contre le mur et une armoire.
— N’aie pas peur, tu es en sûreté ici. Et tu resteras ici jusqu’à ton rétablissement.
Le chef soupira et revint sur ses pas. Le prisonnier paniqua et tenta de reculer contre le mur, sous le regard attristé du soigneur. Il voyait dans le comportement du garçon un enfant effrayé par son capitaine, qui n’était pourtant pas Thassafer. Les actions de ce barbare avaient dû le marquer, et attribuer une image de tortionnaire aux pirates, ce qui n’était pas leur cas.
— Je ne te ferai pas de mal, je te le promets.
Arawn s’agenouilla au bord du lit, Chell recula pour lui laisser place. Il fut surpris d’entendre le ton doux de son compagnon pour rassurer l’enfant. Ce dernier secouait la tête, dos collé à la paroi, son visage apeuré couvert de larmes.
— Calme-toi, tu n’as rien à craindre.
Ses mots ne semblaient pas atteindre le jeune homme. Lorsque le pirate s’approcha, Earl le poussa avec ses mains, mais fut immobilisé.
— Arrête. Tu ne parviendras qu’à te blesser davantage.
La respiration saccadée, les membres tremblants, l’estropié se calma lentement. Son regard ne quittait pas celui de son interlocuteur. Il ne comprenait pas les agissements de ce mercenaire.
Pourquoi faire preuve de clémence envers lui alors qu’il l’avait laissé moisir dans une cale de son navire ? Pourquoi ne pas l’avoir abandonné aux mains de Thassafer, puisqu’il ne lui avait pas donné de réponses à ses questions ?
— Pourquoi me gardez-vous encore en vie ?
Les deux adultes se lancèrent un regard entendu, puis le médecin désigna la clavicule du garçon, encré d’une tache noire sous sa peau.
— Alors, tuez-moi.
— Je n’en ai pas l’intention, lui répondit le capitaine.
— Vous allez m’utiliser. Je connais bien le sort réservé aux enfants maudits, murmura-t-il.
Il baissa la tête. Cette marque était celle des Mannred, des enfants sacrés par l’océan, dotés de pouvoirs et une malédiction, les condamnant à l’errance et l’esclavage.
Si un homme mettait la main sur un Mannred, le pouvoir de l’enfant lui permettrait de devenir invincible sur les mers et sur terre. Pendant longtemps, ces êtres surnaturels étaient pourchassés pour leurs facultés extraordinaires. Le gouvernement d'Isenor promulgua une loi permettant la capture puis l'éradication de tous les Mannred.
La raison derrière la présence d’Earl sur un navire militaire d’Isenor paraissait plus facile à deviner désormais. Ils l’emmenaient vers sa mort.
Une mort longue et solitaire. Entre les mains d’un pirate ou des autorités : ça n’avait pas vraiment d’importance à ses yeux. Du moment qu’on achevait ses souffrances, qu’on lui offrait le calme et le repos éternel.
— Je ne t’utiliserai pas. Je ne laisserai personne le faire.
La voix rauque du capitaine fit frissonner le jeune homme.
— Regarde-moi.
Le concerné ne souhaitait plus affronter le regard du phénix. Son regard brun empli d’une détermination dont il était dépourvu. Et celui du médecin dans lequel il y voyait question et inquiétude.
— Earl, regarde-moi.
C’était la première fois qu’il entendait son nom de la bouche du pirate. Il releva la tête et ancra ses iris dans ceux sombres de son vis-à-vis.
— Je dois m’excuser auprès de toi. Nous n’aurions pas dû te traiter ainsi. Je comprendrais si tu souhaites mettre pied à terre.
Il avait raison. Par le passé, il aurait aimé la sécurité de la terre ferme, mais aujourd’hui, il n’en était plus si sûr. Sa peur ne le quittait pas. Mais elle s’évanouissait lentement. Les paroles du capitaine et la présence du médecin le rassuraient.
— Tu habiteras cette cabine, dorénavant. Tu peux te balader librement à bord. Et si tu le souhaites, nous pourrons te déposer dans un port sécurisé.
Le garçon baissa la tête et réfléchit. Une opportunité ; mais une question trottait dans sa tête.
— Qu’est devenu Thassafer ?
— Mieux vaut pour toi ne pas le savoir.
Cette réponse glaça le jeune homme, et le capitaine lui posa une autre question qu’il n’apprécia pas.
— Comment te connaissait-il ?
Earl se racla la gorge. Parler de son passé était une chose difficile, il n’avait plus de secret à cacher.
— Je suis le fils d’un commodore. Dans mon enfance, j’ai vu le sort que l’armée réserve aux pirates. C’est là que j’ai… rencontré Thassafer.
— Comment était ton père ? lui demanda Arawn.
— Disons… que je n’ai pas été l’enfant qu’espérait mon père…
— Et ta mère ?
— Elle était Mannred. Après ma naissance, mon père a appris notre nature et l’a… vendue aux autorités, comme moi…
— Ton voyage à bord de l’Isenor consistait à t’amener à ton lieu d’exécution, c’est ça ?
Chell coupa court à cette discussion éprouvante pour le blessé.
— Une dernière chose. Comment s’appelait ta mère ? demanda Arawn d’un ton curieux.
Earl ne comprit pas le sens de sa question. Après tout, ça n’avait pas vraiment d’importance.
— Sibel.
Le médecin se leva en entrainant son capitaine, et s’approcha du garçon pour le recouvrir du drap.
— Nous allons te laisser te reposer. Si tu as besoin de quoi que ce soit, l’infirmerie se trouve au bout du couloir.
Chell incita son supérieur à quitter la pièce, et lança un dernier regard au jeune homme qui se recoucha. Il ferma la porte et suivit Arawn sur le pont. Sans surprise, ils trouvèrent le timonier et le second en pleine discussion sur leur prochaine destination. À peine arrivé, le premier les alerta.
— Comment se porte-t-il ?
— Il a besoin de repos, répondit le médecin.
Le capitaine s’appuya sur le bastingage bâbord, le regard tourné vers la mer.
— Tu as eu des réponses ? demanda Asan.
Arawn soupira. Son second était un homme de confiance, mais forçait souvent les choses lorsqu’elles ne lui plaisaient pas.
— C’est un Mannred, et la nouvelle de sa disparition risque d’attirer l’attention.
— Et pourquoi se trouvait-il à bord de ce navire militaire ? questionna le timonier.
— Ils l’emmenaient pour son exécution.
— Que faisons-nous dans ce cas ?
— Je lui proposerai de le déposer dans un port sécurisé, peut-être à Basal ou Anouk. Il pourra commencer une vie anonyme, ou rejoindre un équipage marchand pour l’emmener loin de Nelak. Je lui en parlerai demain. Mais il risque d’être porté disparu et recherché, nous devons être attentifs.
Le maître de barre cria vers le nid de poule, attirant l’attention du capitaine et du second.
— Liham ! Sois vigilant !
Un signe de la main de la vigie fit sourire les hommes. Ils pouvaient compter sur le guetteur du Phoenix, qui ne faillait jamais à sa tâche, ses yeux d’aigles rivés sur l’horizon. Mais ne descendait que rarement de son nid, toujours attentif à son environnement.
Arawn réfléchit à la situation. La disparition d’un Mannred à bord d’un navire militaire ne passerait pas inaperçue aux yeux du gouvernement, ni à ceux de certains pirates. Pas de petits pirates. Mais de ceux qui possédaient une réputation égale à celle du Phoenix, et peut-être plus haute.
Les combats en mer étaient nombreux, mais ceux entre pirates incarnaient une rareté, et souvent très meurtriers. Il s’agissait des premières choses qui inquiétaient le phénix : devoir se battre contre l’un de ses semblables.
Un nom lui vint en tête. Quelqu’un qui cherchait à se venger du passé. Lui dérober cet enfant serait la chose la plus dévastatrice pour le phénix des mers.
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