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Bien sûr que si. Des bons moments, j’en avais plein la tête. Plus que je ne savais en compter. Car malgré tout le mal que je pouvais ressentir, il y avait des instants qui m'avait vu sourire, rire, être heureux. Je pouvais m’en rappeler certains. La première fois que j’avais roulé avec une bicyclette à deux roues et que mon père pour me donner confiance avait mis de la poudre magique sur mes roues. Je me rappelais mes vacances en Suisse où j’avais appris à faire du snow-board et construit des igloos avec mon cousin Jeff. Ses moments de rire où aucun de nous deux n’arrivaient plus à s’arrêter. Je me souvenais les séances de luge avec mes voisins dans le pré du fermier du coin. Les chocolats chauds débordants de guimauve que ma mère me préparait. La première fois que j’avais pris conscience de l’immensité de l’univers et que pour satisfaire ma curiosité, mes parents m’avaient acheté des livres sur le sujet. Mon premier baiser. Iris. La fleur qui avait poussé dans mon cœur. La sensation d’être un grand frère pour Tristan. Nos conversations jusque tard dans la nuit avec Noémie.

Des éclats de rire perçaient mes tympans, des couleurs se dessinaient sous mes yeux, des sensations gonflaient ma poitrine, des saveurs glissaient sous ma langue. J’avais eu une enfance heureuse, je ne pouvais pas le nier. Au moins jusqu’à l’incident. Et même après, il y avait eu des moments heureux. J’avais aimé des instants qui aujourd'hui ne faisaient pas le poids face aux maux qui me rongeaient. Ils perdaient leurs couleurs sans perdre leurs valeurs. Ils se noyaient dans le désespoir de mes états d'âmes. J’enviais l'enfance, cette période où rien ne pouvait vraiment me préoccuper, où l'insouciance baignait mes journées, tellement éloignée de celle dans laquelle j’étais à présent. Insouciant, cela faisait longtemps que j’avais cessé de l'être.

Alors oui, j'avais vécu de bons moments, c’était indéniable, mais j'avais perdu la saveur qu'ils avaient, oublié comment on sent son cœur gonfler dans sa poitrine sous l'assaut du bonheur pur et simple.

Mais tout cela, je ne pouvais le dire. Je ne pouvais me dévoiler ainsi à une parfaite inconnue alors que je n’avais pas même réussi avec mes proches.

- Tu n'as pas eu une enfance heureuse ? Tu as perdu quelqu'un, peut-être ? Pourquoi tu veux mourir ?

Son ton était presque suppliant. Elle voulait savoir. Tout savoir. Sa curiosité, infaillible, inébranlable presque malsaine était présente dans chaque syllabe prononcée. Je secouais pensivement la tête à ses hypothèses. Elle dut le remarquer et y voir un engagement à poursuivre son harcèlement. Si ça avait été la cause de mon suicide, j’aurais pu le lui faire remarquer.

- Non ? Alors c'est quoi ? Dis-le-moi...

- Et pourquoi je te le dirais ?

- Pourquoi pas ? Je veux juste t'aider !

- J’aimerais que tu le puisses…

- Je le peux, s’écria-t-elle.

-Tu es donc une magicienne qui peut faire effacer toute la souffrance sur terre ? Répliquai-je.

- J’aimerais bien, rétorqua-t-elle.

Silence.

- Je sais qu'il y en a une. Plus que la mort de tes proches… Tu m’as dit que tu souffrais, pourquoi ? Quelle en est la raison ?

Quelque chose de plus compliqué et douloureux que toutes ses propositions. Quelque chose qui a coûté la vie à plusieurs personnes, mais pas la mienne. Quelque chose qui est un souvenir gravé en moi, une marque au fer rouge, indélébile. Un souvenir que je n'ai pas contrôlé et qui m'a submergé. Un passé qui a englouti le présent et le futur. Anéantissant ma vie et m'apprenant à détester l'existence. C'est lui qui m'a amené ici, à cette nuit. Ce ne fut que le premier domino qui déclencha tout. A cet instant précis, je pourrais sauter parce que j'en ai envie, ce qu’elle ne peut pas comprendre. Je suis là, debout sur ce pont. J'ai froid, mais je n'en fais rien paraître. A chaque moment, je peux décider de basculer dans le vide et je la menace d'une certaine manière que rien n'est joué. Ou plutôt si, tout est joué, mais pas dans le sens qu’elle voudrait. Elle le sait, elle le voit, je peux sauter à tout instant. Et si je le faisais, là tout de suite, maintenant, je briserais sa vie aussi, elle en a conscience. Là n'est pas mon but. J'aimerais oublier sa présence. Tout oublier et sauter. Mais si je peux l'éviter, pas devant elle. Le monde a besoin d’elle, de son innocence et de sa sincérité.

- Tu ne cesses donc jamais de poser des questions ?

J’étais las. Las de ce jeu, de cette conversation, de cette nuit, de cette vie qui n’en finissait pas.

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