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- C’était un deux mai, je devais avoir douze ans, j'étais au supermarché avec Loïc. Mon meilleur pote de l’époque. L'un comme l'autre on était là pour nos parents. Sans eux. Petite corvée de rien du tout. Tu vois le genre. Ta mère qui te demande une brique de lait parce qu’il y en a plus. Bref, je ne sais pas, on était au rayon BD, quand j'ai entendu un coup de feu. Il y a eu des cris. Avec Loïc on s'est regardé, le premier instinct aurait été de se diriger vers la sortie, mais il était déjà trop tard pour espérer sortir du magasin. Je ne savais pas quoi faire et de toute façon il n'y avait rien à faire. On nous a attrapés et on s'est retrouvé avec tous les clients au centre du magasin. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. Pour moi, dans ma tête, y avait des braquages dans des banques, dans des bijouteries, dans des endroits où il y a de l'argent pas dans un supermarché miteux qui ne devait pas avoir beaucoup dans leurs caisses… Pas en bande organisée en tout cas.
Je me mis à trembler, mal à l’aise. Je me rappelais la scène avec précision, malgré toutes les années qui s’étaient accumulées depuis. J’étais de nouveau transporté dans ce supermarché. J’étais de nouveau ce jeune ado insouciant qui allait être traumatisée toute sa vie. Si mon passé avait été différent, serais-je devenu quelqu’un d’autre ? Ou mon destin était inaltérable et que quoi qu’il arrive, je serais arrivé ici quand même ?
- Ça n’avait pas d’importance, cela dit. En tout cas, pas à ce moment-là. Tout ce que je voyais moi c’étaient les flingues qu’ils avaient et avec lesquels ils nous menaçaient. J’avais peur qu’à tout moment, une balle en sorte. Tout le monde était terrifié. Je me souviens d'une femme qui suppliait tout le temps. Elle était là et elle murmurait comme pour elle-même : pitié, pitié ... On se regardait avec mon pote, on ne savait pas quoi faire. Personne ne le savait. Leur obéir aux doigts et à l’œil afin d’espérer en ressortir vivants. J'ai entendu la sirène des policiers. Je sentais qu'il y aurait négociation et tout le tralala. L'un des gars a hurlé qu'il voulait le silence, mais la femme n’arrêtait pas ses plaintes. Alors il y en a un qui l'a attrapé par les cheveux et lui a demandé de se taire puis lui a flanqué une gifle, tellement forte qu'elle s'est retrouvée par terre, inconsciente. Après coup, il y a plusieurs détails qui auraient dû m’interpeler, mais sur le moment, j’étais juste terrifié. Tu crois que le monde est beau ? Que les gens sont gentils ? Tu crois qu'on a de la chance de vivre la vie qu’on a ? On ne vit pas dans un monde de bisounours. On en est tellement loin. On vit dans un monde pourri jusqu’à la moelle. On peut se réveiller et croire qu'un jour tout ira bien, mais pas quand tu sais. Quand tu sais qu'il y a trop d'injustices pour pouvoir espérer les effacer toutes, qu’il y a trop de gens qui meurent, seuls, abandonnés du monde. Quand tu sais qu’il y a des gens qui se battront toujours et qui n'auront jamais ce qu'ils désirent. Tu me trouves cynique, pessimiste. Peut-être bien, mais c'est la vérité. On n’est rien. Je ne suis rien. Et tous les efforts qu’on fait pour tenter d’avoir un monde meilleur, ben ça ne sert à rien. Tu veux savoir ce qu'il s'est passé ensuite ? Tu veux savoir qui étaient ces hommes ? Des hommes réduit à se faire justice eux-mêmes. Ils n’étaient pas là pour le blé, non, ils s'en fichaient royalement. Ils voulaient se faire entendre, enfin. Ils voulaient mettre en avant la vérité que tout le monde autour d’eux avaient déformé. Et c'était le seul moyen qu’ils avaient trouvé. Peut-être pas le plus judicieux, mais ça donne une idée de ce que sont capables de faire des hommes désespérés. Et tu sais ce qu'ils ont reçus en échange ? Une balle, là, juste dans le cœur, aucune chance de survie, aucune. J'ai vu mourir un homme, ses yeux se voiler, son souffle s'éteindre. Ce n’était pas un film, ça se passait vraiment. Juste devant moi et il n’y avait aucun écran. Un seul s'en est sorti. Un seul. J'étais tellement sous le choc que je ne me rappelle pas ce qui s'est passé ensuite. Je n’ai plus jamais voulu entrer dans ce magasin après. Pour ça et pour d'autres raisons, on a déménagé, mais il m'a fallu des mois pour que je n'ai plus la frousse d'entrer dans un magasin. J'ai même suivi une thérapie avec un psy. Les gens croyaient que ça allait mieux. J'ai vaincu ainsi chaque jour en pensant comme vous tous que je devais me battre. Aujourd'hui, je n'ai plus de force. J'ai trop pleuré, j'ai trop donné. Huit ans ont passé, sans rien changer. J'ai essayé de m'intégrer, mais à chaque fois, j'avais l'impression de comprendre quelque chose qui échappait à tout le monde. Je ne me suis jamais senti à ma place. Il n’y a plus d'espoir, tout simplement. Loïc, avec qui j'ai perdu le contact au fil du temps, s'en est sorti indemne. Comme quoi chacun réagit à sa manière. Un de mes psy m'a étiqueté d’hypersensible, que c'était pour cela que j'en étais encore hanté et que je le suis toujours, toutes ces années après. Puis il a été question de dépression. Tout comme toi des médecins ont prétendu que des médicaments pouvaient m’aider. J’ai laissé tomber ces conneries. Simplement, moi je ne peux pas faire abstraction de ce qui se passe dans le monde, je ne peux pas supporter les actualités plus sombres les unes que les autres, attendre qu'une autre catastrophe survienne. Les actualités ne me sensibilisent à aucune cause, elles ne font que me torturer. Me glacent d’effroi. Que ça se passe dans ma vie ou dans celui d'un autre, qu'est-ce que ça change ? Ça se passe c'est tout. Je sais que ce n’est pas juste. Je suis en bonne santé, j’ai une bonne situation financière. Je sais que ce n’est pas juste pour tous ces gens qui voudraient vivre. Mais je ne peux pas. Essayer, pleurer, crier, ça ne change rien. Tu te contentes de ce monde ? Moi, pas. Contentes en toi si tu veux, mais tu comprendras que je veuille passer mon tour.
Je m’arrêtai sur cette phrase. J’aurais pu encore continuer longtemps, mais j’étais à bout de souffle. C’était suffisant pour répondre à sa question. Elle avait voulu la vérité, je venais de la lui donner dans toute sa cruauté. Elle méritait de m’entendre. Je lui devais au moins ça. Je lui avais fait suffisamment confiance que pour lui partager un pan de ma vie. Ce qu’elle m’avait confié m’avait touché. J’étais sensible à la douleur des autres et elle ne se rendait peut-être pas compte, mais sa souffrance s’ajoutait à la mienne.
Incapable d’affronter son regard, je ne quittais pas des yeux l'eau gelée en contrebas. La glace fêlée s'étirait pareille à une toile d'araignée. Elle emprisonnerait quiconque oserait la briser. Une prédatrice prête à piéger sa proie. J'étais prêt à tomber dans sa toile.
Après ce que j’avais dit je ne pouvais plus me cacher. Et si je la regardais, elle comprendrait que je lui étais reconnaissant. Je l’étais, malgré moi, malgré elle, malgré tout.
Partager son fardeau. Lâcher du lest. C'était plaisant. J’avais dû le faire devant un psy une bonne dizaine de fois, mais ça n'était pas comparable. Elle, ce n'était pas un médecin et elle n'était payée que par le froid qu'elle subissait en restant ici.
Parler toutefois n'était pas suffisant. Les paroles n'étaient que du vent. Et celles que l'on criait la nuit ne voulaient rien dire, elles se perdaient parmi les étoiles.
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