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- Ok, laissai-je échapper faiblement.
Du temps. Il semblait que j’en avais à revendre finalement.
- J’aime la vie.
J’éclatai de rire.
- Quoi ? Demanda-t-elle, ahurie. Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ?
Je secouai la tête sans répondre, laissant encore échapper un ricanement d’entre mes lèvres. Bien sûr qu’elle aimait la vie. Ça je l’avais compris dès l’instant où elle avait ouvert la bouche, faisant éclater ma bulle de tranquillité. Tout dans ces gestes trahissaient à quel point elle aimait la vie et elle se sentait obligée de le dire à voix haute. Incroyable.
- Pour une fille qui défend si ardemment la vie, tu ne crois quand même pas que je pensais que tu ne l’aimais pas ?
- C’est vrai.
Les pétales de neige qui tombaient depuis un moment déjà avait trempé mon manteau, j’étais mouillé de la tête aux pieds. Elle l'était aussi. Ses lèvres étaient devenues bleus. On va mourir tous les deux d’hypothermie si on reste comme ça encore longtemps, pensai-je. Je resserrai mon écharpe autour de mon cou, tendit la main vers la tirette de ma veste pour vérifier qu'elle était bien fermée. Le froid s'était installé. Je serrai les dents pour qu’elles ne s’entrechoquent pas les unes contre les autres. A côté de moi, la fille avait fermé les paupières.
- Si tu fermes les yeux et que tu te concentres sur ta respiration, celle qui parcourt tout ton corps, c'est ça être vivant. On ne prend pas assez conscience de soi. Tu sens les flocons fondre au contact de ta peau, le vent qui tourne autour de toi. J'adore cette fumée blanche, elle me prouve que je respire, que je suis vivante. Suis-moi, chuchota-t-elle, en descendant du muret.
Je secouai négativement la tête. Quel piège me tendait-elle ?
- Suis-moi, répéta-t-elle. Je te jure, dans dix minutes, on est de retour.
Je descendis. Elle se mit en marche devant moi et je la suivis. Un coup d’œil derrière moi, comme pour m’assurer que cette possibilité existait toujours. Dix minutes. Je lui indiquai que j’avais une montre bien fonctionnelle à mon poignet.
- Le pont sera encore là, me promit-elle quand on rejoignit le parc à proprement parler.
- Qu'est-ce qu'on fait ? Demandai-je.
- On fait une balade dans le parc.
- En pleine nuit ?
- Bienvenue dans mon monde. Si tu savais le nombre de choses qu'on loupe quand on dort.
Les mots acerbes ne coulaient plus sur ma langue. Les piques sarcastiques s’étaient volatilisées. Elle tourbillonna sur elle-même, faisant voler ses cheveux autour de son visage. Elle s’arrêta juste en face de moi, son éclat de rire toujours sur ses lèvres. Elle étendit les bras, tout en marchant à reculons.
- C'est cela la vie, sourire devant un rien, aimer le monde par ce qu'il nous offre. Je pourrais rester des heures à contempler la vie autour de moi sans me lasser. Il y a des choses qui sont belles malgré toute l’horreur qui peut exister.
Elle voulait m’inciter à l'imiter. M’inciter à vivre. Il y avait des belles choses. L’hiver, la neige, la première fleur qui la perce, la nature sauvage. Elle. C’était une belle personne. Et forte. Bien plus que moi.
Sourire devant un rien, disait-elle ? Se concentrer sur les belles choses plutôt que les mauvaises ?
- Il y a plus de malheurs que de bonheurs. Quand on en fait la somme, on se rend compte que toutes les baffes qu’on se prend n’en valent peut-être pas la peine.
Les déceptions morales étaient incessantes. Ma vie n'était pas si chaotique, je pouvais le reconnaitre. Pour quelqu'un d'autre cela aurait même suffi. Pas pour moi et je n’étais que moi.
- C’est vraiment pessimiste, se désola la fille. Je pense au contraire que la moindre étincelle de bonheur, un simple sourire dans le noir, vaut la peine. Tout forge une existence. Le bien comme le moins bien. On ne peut pas connaître le bonheur sans avoir connu le malheur avant. Les deux vont ensemble. Ils sont indissociables, exposa-t-elle, s'aidant de ses mains pour schématiser ses propos.
- Une partisane de Nietzche, étonnant, relevai-je.
Je me souvenais de ce monsieur évoqué lors d’un cours en rénové. C'était resté ancré dans ma mémoire. C'était drôle que cette fille l'évoque et pense comme lui. Elle laissa échapper un rire rapide, presque un gloussement. Elle fixait le sol, un sourire aux lèvres.
- Je ne suis pas d'accord.
-Avec ? Demanda-t-elle.
- Avec cette conception de la vie. Pourquoi devrions-nous souffrir pour voir ce sourire dans le noir ?
- Souffrir est naturel, continua-t-elle sur sa lancée.
- Tu penses vraiment qu’il faut souffrir pour être heureux ?
-C’est indissociable. C’est comme les deux fragments d’une seule chose.
- Tu le crois vraiment ? Tu ne crois pas que c’est injuste ? Tu penses donc que l’on doit mériter le bonheur, que seuls ceux qui se relèvent des obstacles de la vie connaissent le bonheur ?
- Je crois que si on n’a pas souffert, on est incapable de comprendre le bonheur. Ou de l’appréhender correctement. C’est comme quand tu compares le chaud et le froid. Ici, on a froid. Si on rentre dans une pièce chaude, elle nous paraitra d’autant plus chaude que nous avons froid. Si tu n’as jamais eu chaud de ta vie, tu ne peux pas comprendre ce qu'est la chaleur.
- Ah donc tu utilise la loi de la relativité pour me parler du bonheur ? C’est inédit.
- Parce que j’ai des insomnies, je sais à quel point le sommeil est important.
- Qu’est un enfant qui sourit alors ? Un menteur ?
- L’âme la plus pure, mais en grandissant on perd notre insouciance même si j’aimerais que ça ne soit pas le cas.
- Je ne suis pas heureux. Et pourtant, j’ai souffert.
- A force d’avoir mal, on doit oublier ce que c’est de ne pas avoir mal. Alors il faut le réapprendre.
-C’est ça ta réponse, qu’il existe un quota de douleurs qu’une fois dépassé, ne disparait jamais ?
- Ecoute, la vie ne peut pas juste être du bonheur. C’est impossible. Bien sûr qu’il y aura toujours quelque chose de contrariant même infime.
- Pauvres humains que nous sommes, voués dès la naissance à souffrir ! Raillai-je.
- Tout le malheur des hommes vient de l'espérance, cita-t-elle. Albert Camus.
- Dois-je en conclure que je ne devrais pas être malheureux, moi qui ai perdu tout espoir ?
- Au contraire ! Chaque jour avant de t'en dormir, tu espères que le lendemain sera meilleur mais tu ne perds jamais espoir. Alors même que tu te trouves au seuil de ta mort, tu espères. Tu espères que tout cessera.
Elle avait raison. Peut-être. Je restai muet tout en méditant ses paroles.
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