Acte 1 - Chapitre 2
Ethan Epping était rentré chez lui avec des maux de têtes horribles. L’homme habitait un petit appartement au quatrième étage d'un vieil immeuble construit dans les années soixante-dix, juste en face de Green Park. Trente-trois mètres carrés d’un loyer exorbitant qui comprenaient une grande pièce faisant office de salon et cuisine, une petite chambre et une salle de bain sans fenêtre. Malgré les médailles, malgré les années d'ancienneté dans la police et son grade d'inspecteur, il ne pouvait se payer plus grand. L'appartement était propre, bien rangé, mais souffrait d'un manque de goût évident en matière de décoration. Ethan n'était pas ce genre d'homme à attacher de l'importance aux meubles, bibelots et autres fioritures. Pour lui, le pratique était roi. Le lieu respirait un petit air d'appartement témoin qui convenait tout à fait à son locataire. La présence de la gent féminine aurait pu l'aider à combler ce manque d'appétence pour l'agencement, mais celle-ci se faisait rare depuis de nombreuses années. "Pas le temps", aimait-il répondre pour se justifier aux collègues qui le taquinaient parfois à ce sujet. Des aventures d'un soir, tout au plus, et c'était très bien ainsi.
Il posa ses clés sur la petite table du salon et tomba de tout son long sur le canapé bordeaux qui trônait contre le mur blanc du séjour. Il était deux heures du matin passées. A peine audibles, les voisins du dessus, comme à leur habitude, faisaient partager au voisinage les cris de leurs ébats. Au loin, les ronflements incessants d’un autre locataire finissaient d’achever la bande son nocturne habituelle. Mais cette fois-ci, Ethan n'avait ni la force ni l'envie de râler. Non, ce qu’il avait vécu ce soir le chamboulait beaucoup trop pour faire attention aux orgasmes de la voisine et aux vrombissements gutturaux du voisin. Un simple retour des choses, compte tenu du vacarme digne d'un troupeau alpin qu'il avait fait en montant les escaliers.
Glissant ses pas jusque dans la cuisine, l’inspecteur se servit un verre de whisky qu’il espérait réconfortant. Ce ne fut pas le cas. Il alluma le petit écran en sachant ce qu'il allait y trouver. Les décors étaient différents, les présentateurs aussi; seule une information ne différait pas au milieu de ce zapping effréné : la mort d’Eroe, le seul être au monde doté de capacités hors du commun. Quand certains journalistes insistaient sur le manque d'indices et de preuves, d’autres en profitaient pour se remémorer ses exploits passés. Etait-ce une mort naturelle ou un meurtre ? Les rares policiers interviewés se battaient de toute leurs forces pour calmer les esprits et rassurer la population; en vain. Les photos clandestines qui circulaient sur la toile depuis quelques heures inquiétaient les gens.
“ Je voudrais savoir ce que les politiques comptent faire maintenant qu’il est mort ?” répondit une civile à un journaliste.
"Nous allons prendre les mesures nécessaires. Tout le monde doit garder son calme, une annonce officielle sera faites dans les prochains jours et...
- Beaucoup ont peur que le taux de criminalité n’augmente en flèche. Qu’est-ce que le gouvernement compte faire ?
- Je vous l’ai dis, un comité exceptionnel se déroule en ce moment même, reprit le politicien en essayant d’être le plus convainquant possible. J’appel à la retenue de la part de tous nos concitoyens.”
Entre les images du corps et celles des enquêteurs, une interview attira l'attention d'Ethan. La journaliste qui se trouvait dans une ruelle proche du drame était en train de poser quelques questions à une vieille dame." Avez-vous peur pour la suite madame ? commença la jeune femme d'un ton volontairement grave.
- Bien sûr. Eroe était un symbole, il nous protégeait du crime. Maintenant, les malfrats n'auront plus rien qui les arrêtera, répondit-elle, un air inquiet sur son visage."
La journaliste insista encore sur les prouesses accomplies par Eroe au cours de ces nombreuses années au service de la justice. Son incroyable force, sa vitesse dépassant celle de Mach 3 et son don que chaque humain a un jour espéré avoir : celui de voler. Tant d'exploits qui avait rendu ce monde plus sûr, plus serein. Un monde qui devrait se débrouiller seul à présent. Tout ce brillant discours était bien sûr accompagné d'une musique émouvante dont seules les grandes chaînes à scandales avaient le secret. Quelques notes de piano bien placées pour faire pleurer la ménagère devant son écran.
“ Oui tout à fait, je suis en ce moment même sur parvis de Notre-Dame, en France, annonçait un reporter au visage bouffie et aux yeux froncés. C’est un rassemblement sans précédent que nous vivons là, la cathédrale est en ce moment-même littéralement envahit de chrétiens et nous comptons les personnes à l’extérieur par centaines. Nous n’avions pas vu d’intérêt pour la religion depuis des années. Je suis actuellement avec l’un des prêtre, Père Dominique Flochais. Père Flochais, que font tous ces gens dans Notre-Dame ?”
- L’imposteur ayant quitté ce monde, nos fidèles se retournent naturellement vers le seul véritable sauveur. C’est bien sûr une incroyable joie et un soulagement de voir notre chère cathédrale accueillir à nouveau autant de brebis égarée.”
“L’imposteur”, c’est ainsi que le Vatican nommait officiellement Eroe. Ethan pressa le bouton "Arrêt". Il se redressa doucement de son canapé et, tel un fantôme, glissa jusqu'au placard pour dénicher la première boîte de gâteau qui passerait par-là. Bien alignés à côté d'un sachet de riz se trouvaient ceux à la noisette, ses préférés. Il en savoura un comme si celui-ci serait le dernier de sa vie.
Tout était flou. Ses pensées semblaient le fuir de minutes en minutes. Comment était-ce possible ? Qui avait bien pu faire une chose pareille ? Eroe était indestructible. “Merde, un homme qui peut voler et percer des murs d'acier avec son poing ne peut pas être tué !”. Il essaya de trouver du sens là où il n'y en avait sûrement plus.
Sur le côté se tenait une photo de famille encadré d’un bois vernis à laquelle il s’adressa un bref instant.
“ Tu ferais quoi à ma place ?”.
Ethan se figea un instant comme s’il attendait une réponse, la mâchoire serrée, avant de souffler :
“ Rien, bien sûr. Tu n’as jamais servi à rien...”
Au bout du deuxième biscuit aux noisettes - qui lui apporta un maigre réconfort - il décida d’aller se coucher.
Il avala un cachet contre les maux de tête, reposa le verre sur une étagère et se dirigea vers sa salle de bain pour prendre une douche. L'eau brûlante sur sa peau finit de le désaouler. Enfilant son peignoir, il se figea quelques instants devant la fenêtre de son petit appartement, observant la tranquillité de la rue donnant sur Green Park. Quelques ombres se déplaçaient en silence. Un groupe de jeunes riait aux éclats. Des voitures aux phares éblouissants s'arrêtaient au feu avant de repartir de plus belle vers leur destination. Petit à petit, Ethan réalisa ce qu'il s'était passé, et ce qui allait advenir. Ces âmes qui marchaient dans les rues à une heure si tardive avaient-elles conscience que leur sécurité n'était plus assurée par Eroe ? La paix que ce monde connaissait depuis tant d’années s’écroulerait-elle comme un château de carte ?
L'inspecteur Ethan Epping se remémora la première fois que le super-héros était apparu à la télévision. Il devait avoir huit ans et rentrait de l'école quand Elizabeth, sa mère, l'appela de sa voix si douce :
“Ethan, viens voir ce qu'il se passe sur la première chaîne !”
Il avait encore les images en mémoire. Son père, assis dans son fauteuil de cuir beige, savourait un café, l'air abasourdi. Dans le petit écran, les images tremblaient. De la fumée partout. Des pompiers fixaient un point lumineux dans le ciel qui, doucement, atterrit sur l’immeuble en flammes. De longues secondes parcourues de cris et de pleurs. Une mère hurlait "Sauvez ma fille ! Je vous en prie !". Un vieil homme cherchait sans relâche sa bien-aimée. Un journaliste pris la parole :
“C’est incroyable ! Les images que vous allez voir ne sont pas truquées. Un incendie s’est déclaré en Italie dans la ville de Rome aux alentours de dix heures ce matin. Un acte terroriste d’après nos sources. Alors que les pompiers tentaient d’éteindre le feu, quelqu’un ou quelque chose est intervenu pour secourir les personnes restaient bloquées dans l’immeuble.”
De longues secondes suspendus. Le bruit incessant du crépitement des flammes et celui des larmes.
Tout à coup, un bruit sourd, comme une masse fracassant une brique. La porte d'entrée du bâtiment explosa, laissant sortir toutes les pauvres âmes piégées.
Un silence nimbé de braises.
Il apparut en dernier, les flammes projetant son ombre gigantesque sur le sol rempli de cendres. Vêtu d'un costume rouge resplendissant et tenant dans ses bras quelques enfants, le surhomme avançait d'un pas puissant. Son visage était masqué, et ses muscles saillants semblaient sortir des bandes dessinées dont Ethan raffolait tant. "Eroe ! Eroe !" se mirent à crier les personnes sur place.
Les années passèrent et ce mystérieux super-héros fut nommé Eroe et mémoire à ce jour-là. Un nom puissant. Un nom qui, à lui seul, fit chuter la criminalité dans le monde. Un nom adoré des enfants, aimé du monde entier et craint des assassins.
A présent, il n'était plus. Et le monde allait devoir faire avec.
Annotations
Versions