Chapitre 6
Le bureau du chef sentait le sandwich grec, le soda et un mélange de vieux bois jaunis par le cigare. Un penchant pour des Cohiba qu'il se procurait dans une petite boutique spécialisée non loin de Piccadilly. Ethan Epping s'était assis de tout son poids sur le large fauteuil de cuir noir qui trônait fièrement au fond de la pièce, se délectant des quelques frites d’une barquette fraîchement acquise; le visage comme habité par sa récente découverte. Jeryl Hussay tapotait de manière mécanique la photo de sa femme et sa fille, le regard perdu dans les limbes de ses pensées.
- Tu dis qu'il y a écrit "Ronces mortes" ? Bordel...c'est quoi cette histoire ?
Le chef répéta ces mots comme une incantation. "Ronces mortes, Ronces mortes". Le bruit de mastication de sa bouche résonnait dans les tympans d'Ethan. Ce son provoquait chez lui une furieuse colère incontrôlée.
- Comme je te dis. C'est gravé dans le sol avec la force d’un marteau-piqueur. Je vais faire mes recherches. C’est une preuve de plus qu’il ne s’agit pas d’un simple meurtre. Celui qui a fait ça veut être retrouvé, c’est un spectacle pour lui, une mise en scène morbide. Il nous laisse ce message pour qu’on comprenne ses motivations, j’en suis sûr.
- Les équipes sont sur le coup, on cherche ses ennemis les plus dangereux. Mais aucun n’aurait la force physique de le tuer.
- Au vu de ce que nous connaissons de ses pouvoirs, il aurait fallu un lance-roquette pour le blesser. Et en général, ce genre d’engin, ça laisse pas mal de trace, renchérit Ethan.
- Et ça n’écrit pas sur le sol..."
Les deux hommes semblaient réaliser le caractère incroyable de cette enquête. Eroe était un être exceptionnel, invincible. Quel humain pouvait faire une chose pareille ?
- Tu as pensé à l'éventualité qu’Eroe n'était peut-être pas le seul à posséder des capacités hors du commun ? Demanda Ethan qui prit soudain son petit air malin des grands jours.
- Oui. A l'époque quand il est apparu, j’ai enquêté avec une équipe. Le gouvernement voulait savoir s’il devait se préparer à affronter potentiellement d’autres êtres de son espèce. On avait épluché tous les faits étranges, les actes inexpliqués. Mais nous n'avions rien trouvé. Hormis des dizaines de témoignage d'ovni, de paysans prétendant avoir vu le Big Foot, tu vois le genre.
- A l'époque ? Vos info’ ne sont peut-être plus à jour.
- L'équipe en question, c'est le BDCE, le Bureau de Détection de Capacités Exceptionnelles. Il a été fondé juste après l'arrivée d’Eroe pour surveiller l'apparition d'un autre super-héros. Autant te dire que c’est la planque d’être chez eux. Je les ai appelé aujourd'hui, et ils n'ont rien de neuf."
Une autre bouchée s'engouffra dans l’œsophage serré du chef.
- Je vais faire mes recherches sur ce Ronces Mortes. C'est le seul indice que nous avons, il faut en tirer le maximum !
- Fox et Spaney n’ont rien trouvé de particulier avec le voisinage. Je peux mettre d’autres hommes sur le coup si c’est trop gros pour toi.
- Trop gros pour moi ? Tu rigoles ! Je vais serrer l’enculé qui a fait ça comme je l’ai toujours fait.”
Ethan attrapa une frite au passage sous le regard médusé du commissaire et quitta le bureau, le laissant naviguer dans ses pensées comme un marin échoué en mer. Son butin savouré, l’inspecteur revint s'asseoir en face de Larry Fox qui semblait décortiquer de complexes dossiers. Autour d'eux, ses collègues faisaient preuve d'une concentration hors-norme. La tension était palpable, chacun essayant d'apporter son aide à cette enquête brumeuse et fastidieuse. Cette effervescence des traques les plus importantes avaient quelque chose de grisant.
- Salut Ethan, on compte sur toi hein ! lança l’inspecteur Adelman tout en poursuivant son chemin vers l’imprimante.
Ethan se sentait honteux de trouver du plaisir dans un tel drame, mais cette enquête lui offrait un challenge des plus excitants, et surtout la possibilité de montrer une nouvelle fois toute l’étendue de son talent. L'inspecteur Epping dénombrait déjà de nombreuses investigations à son actif, mais aucune ne ressemblait à celle-ci. Quand il repensa à cette nuit, jamais il n'aurait imaginé voir leur super-héros mourir. Des présidents, des rois, des hauts dirigeants ; il pouvait le concevoir. Mais comment vaincre l'invincible ? Comment élaborer un plan capable de faire tomber un être doté de tels pouvoirs ? Et pourquoi ? Pour la première fois de sa carrière, il sentait les choses lui glisser entre les mains. Cette impression de perdre pied et l’incertitude de ne jamais trouver de réponses à ses questions, personne ne devait s’en apercevoir. L’angoisse de voir sa réputation partir en fumée crispait son estomac. La réputation qu’il s’était forgé lui procurait parfois de lourdes angoisses.
- Tu as vu le dernier épisode de "Finn and his girls" ? Regarde-le ! Il est vraiment fou ce Finn, il me...
- Larry, soupira Ethan en relevant la tête vers son collègue.
- Quoi ? On a bien le droit de se détendre ! Elle me fait mourir de rire cette série. Vu l'ambiance en ce moment, j'ai bien besoin de ça. Tu devrais t'y mettre, ça t'éviterait d'avoir une tête aussi dépitée."
L'inspecteur Fox poussa un petit ricanement qui se voulait contagieux. Il avait cette tête d'enfant ayant grandi trop vite, ses cheveux gesticulant comme une marionnette échappée de ses fils. Epping lui répondit avec le sourire.
- Il y a déjà eu un jour où tu n'étais pas de bonne humeur ?
- Ouais, mais je m'en rappelle plus."
Ethan esquissa un sourire du coin des lèvres. Sa nature l’empêchait de se confondre en compliments, mais Larry Fox était un mec bien. Gaffeur, pas toujours sérieux, il avait gagné la sympathie de ses collègues et supérieurs par cette bonne volonté constante, cette envie de bien faire et de voir son entourage heureux. L’homme compensait ses lacunes par un enthousiasme extrêmement important pour l’équipe.
- Faut dire, j’ai connu plus reposant comme nuit. J’ai fait un rêve étrange hier, reprit Larry Fox dont le ton venait de changer subitement. Je marche dans le noir total. J’entend ma fille m’appeler. “Papa”. “Papa” que j’entends. Une petite lumière apparaît. Alors je m’avance vers elle. Et plus je l’approche, plus elle se fait vive. Je me rend compte alors que c’est un lampadaire au milieu d’une petite ruelle tranquille. Je regarde cette lueur comme si c’était la dernière lumière du monde. Je remarque que quelqu’un est en train de dévisser son ampoule, et porte un énorme sac à dos un peu entrouvert. Je peux voir qu’il est remplit d’ampoule identique à celle qu’il est en train de triturer. Alors je l’interpelle.La personne accrochée se retourne et je me rend compte que c’est Eroe ! Je lui demande pourquoi il fait ça. Il me regarde sans bouger. D’un coup, il hurle “Papa !” avec la voix de ma fille. Je me suis réveillé en sursaut.
Ethan Epping ne sut quoi répondre, laissant quelques instants de silence flotter dans la pièce.
- Flippant non ? Du coup j’ai pas pu fermer l’oeil de la nuit, je suis resté devant la télé. Je te raconte pas le pruneau que je me suis pris par ma femme ce matin. Faut qu’on trouve qui a fait ça Ethan.
- Je vais trouver, t’en fais pas.
Après avoir décidé tous les deux de se faire livrer quelques sandwiches, l'inspecteur commença ses recherches sur Internet autour des ronces. Son naturel organisé et minutieux lui facilitait la tâche dans ce genre de besogne. Faire le tri entre les bonnes informations et l'inutile, recueillir les pistes intéressantes, trouver des concordances entre différentes voies faisaient parti de ses nombreux talents. La question qui allait le hanter pendant les heures suivantes était pourtant simple : que signifiait Ronces mortes ? Peut-être était-ce le début d'un poème ? Une chanson ? Un anagramme ? Un lieu ?
Les heures défilaient et avec elles les tasses de café pour maintenir leurs corps éveillés. Trois heures du matin. Les bureaux s'étaient vidés depuis quelques temps déjà. L'homme de ménage avait laissé une bonne odeur de meuble propre et de citron. Larry fut l'un des derniers à quitter les lieux, s'excusant de devoir le laisser seul au profit du spectacle de danse de sa fille. Lily Fox lui manquait comme la dose d’un toxicomane.
- Alors, ça avance ?
Cette question fit brusquement sortir Ethan de ses réflexions. L'homme qui se dirigeait vers lui venait d'enfiler son manteau et s'apprêtait lui aussi à rentrer chez lui. Michael Spaney faisait parti d'une autre équipe chez les stupéfiants et avait été réquisitionné comme soutien sur l’affaire. Son visage élancé semblait fatigué et ses cheveux roux coupés courts étaient encore plus décoiffés qu’à leur d'habitude. A la longueur de sa barbe, Ethan en conclu qu'elle n'avait pas vu un rasoir ni même une salle de bain depuis la veille. L'enquête monopolisait toutes les troupes.
- Doucement. Qu'est-ce que tu fais encore là ? Demanda l'inspecteur.
- J'ai rien d'autre à foutre de toute façon. On a passé des heures à interroger le voisinage, et maintenant on m'a collé au listing des événements surnaturels. Parait qu’ils sont débordés au BDCE, tu parles ! Ça fait des heures que je m’enchaîne les folles qui prétendent faire de la télékinésie et autre farfelu du bocal. Mais bon, on se dit avec les autres que ça ne va pas durer longtemps cette histoire, lança Michael de sa voix basse.
- Comment ça ?
- Bah, ils ont mis la légende Ethan Epping sur le coup, sourit-il en toussotant. Tu vas nous trouver le tueur en deux coups de cuillère à pot, pas vrai ? S’il y a une enquête à pas foirer, c’est bien celle-là ! T’imagines ta réputation sinon ? Et puis celle de ton p...
- T’inquiètes pas Michael, je vais le coffrer. Comme à chaque fois, répondit Ethan d’un ton sec.
- Ouais, comme toujours, susurra son collègue avant qu’il ne disparaisse dans l’obscurité du lieu, sa prothèse métallique de jambe résonnant sur le sol.”
Epping sentait quelque chose bouillir en lui, une colère inconsciente qui émanait du plus profond de ses entrailles. Il lui fallut quelques longues minutes avant de se calmer et de transformer cette rage en motivation.
Malheureusement, les seules pistes qu'il put trouver furent le nom d'une vieille chanson d'un chanteur italien décédé, l'anagramme "Mornes Tormes" (qui ne voulait rien dire en soit), et différents vieux bâtiments à l'étranger parmi lesquelles des pompes funèbres, une usine de textile, un orphelinat, une ancienne école et des maisons de retraites. Pour résumer : rien.
Quand le téléphone se mit à sonner, Ethan mit quelques secondes avant de décrocher. Le bruit de la sonnerie qui résonnait dans la grande pièce vide sifflait avec une intensité des plus désagréables. Une voix étrange se fit entendre.
- Allô ?
- Monsieur la police ? Bonjour ! Je vous appelle tard, je suis désolé, maman disait toujours de ne jamais déranger les gens à l’heure du sommeil.
L’homme au bout du téléphone parlait avec une voix grave et sautillante, comme si un enfant se retrouvait enfermé dans le corps d’un adulte.
- Mais maman ne me grondera pas, je crois que je fais une bonne action. Je crois, Monsieur le policier, que je suis la première personne à avoir parlé à Eroe. Et vu qu’il est mort, la dernière aussi.
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