Avalanche de sentiments

Le lendemain, j'arrivai au lycée d'humeur excellente. Tous les élèves étaient animés par la même pensée : en raison d'une importante réunion du personnel du lycée, les vacances de Noël avaient été avancées d'une journée. C'était donc le dernier jour de cours et, déjà, les joues rosies par le froid et l'excitation, des jeunes filles de première organisaient des journées shopping tandis qu'à quelques pas de là un groupe de seconde prévoyait une soirée pour la première semaine. Pour ma part, je n'avais rien prévu pour occuper mes vacances, mais j'étais trop préoccupée par la soirée Crips pour penser à autre chose.

Je discernai Payton dans l'amas de fumeurs agglutinés devant les grilles du lycée. La pauvre se faisait chahuter par un groupe de mecs à peu près aussi intelligents qu'une livre de petits-pois et Brendan n'était pas encore arrivé pour jouer les princes au secours de la demoiselle en détresse. Je me chargeai donc du travail, faisant barrière entre elle et les imbéciles en les fusillant du regard. Je connaissais bien ce genre d'individu, ils s'en prenaient aux plus vulnérables mais n'osaient pas tenir tête à une personne qui les regardait fièrement dans les yeux et, effectivement, ils s'éloignèrent en marmonnant des insultes qu'ils n'avaient même pas le courage de proférer à voix haute. Comme de juste, je morigénai Payton pour son manque d'assurance puis, soupirant, je l'entraînai à l'intérieur du lycée.

Notre matinée commença par une séance de travaux pratiques de SVT durant laquelle nous devions étudier les maladies génétiques. Payton et moi nous installâmes côte à côte, comme toujours, juste devant Brendan qui avait renoncé à Chase en tant que binôme, ce dernier ne lui adressant pas la parole de toute la séance... Brendan avait désormais comme partenaire une jeune fille très sympathique du nom de Madeline qui papillonnait souvent des cils dans sa direction, ce qui lui valait des regards noirs de la part de Payton . Heureusement pour elle, Brendan ne semblait même pas remarquer l'attention que lui portait désespérément sa voisine de paillasse et passait la majorité du temps à discuter avec nous.

Nous étudions avec attention notre fascicule de façon à démêler le mystère qui entourait l'origine de la maladie génétique dont était atteint deuxième garçon d'un couple sain lorsqu'un frisson glacé me fit prendre conscience d'une paire d'yeux posée sur mon dos. Je me retournai brusquement et croisai le regard de Chase, ivre de colère. Mon cœur s'emballa. Que se passait-il encore ? Je n'avais pourtant rien fait pour mériter cet élan d'animosité... Je fronçai les sourcils et lui lançai un regard noir avant de lui tourner le dos à nouveau. Je n'arrivai plus à me concentrer sur le brassage génétique durant tout le reste de la séance.

Le TP de Physique Chimie sur lequel nous enchaînâmes ne m'occupa pas davantage l'esprit ; je faillis casser trois pipettes graduées et renverser toute la gamme étalon que Payton  avait préparé avec une attention toute particulière. Le regard que Chase braquait sur moi en permanence était à peu près aussi éloquent que s'il avait pressé la pointe d'une épée entre mes omoplates. Il était dans une colère noire et je devinais qu'il aurait volontiers serré ses mains autour de mon cou. En conséquence, j'étais sur les nerfs, au point que Payton elle-même parvint à me faire sursauter deux fois pendant le cours. La deuxième fois, elle me lança un regard incrédule, mais je secouai la tête pour la dissuader de se préoccuper de mon état mental. Enfin, la sonnerie retentit et je jetai trousse, trieur et blouse pêle-mêle dans mon sac avant de me précipiter vers la porte.

 Hélas, je ne fus pas assez rapide, car une main se ferma sur mon bras et m'attira fermement dans le fond du couloir. Je levai les yeux pour voir sans surprise se découper les traits si familiers de mon ami d'enfance, le visage fermé, une flamme enragée dans les yeux. Incapable de résister, je me laissai entraîner dans les escaliers. Chase me mena dans une salle de classe que le proviseur avait mis à disposition des élèves un an plus tôt. Personne n'y venait à cette heure de la journée, chacun préférant faire taire son estomac à la cantine ou profiter d'une cigarette bien méritée après une rude matinée de cours. C'est donc sans surprise que je constatai qu'elle était vide. Il claqua la porte derrière nous avant de lâcher mon bras que j'entrepris de masser pour éliminer la douleur que sa prise avait déclenchée. Se tournant brusquement vers moi, il me fit reculer jusqu'au mur et me contempla de toute sa hauteur. Muette, je me contentai de l'observer en attendant qu'il daigne m'expliquer les raisons de ce soudain emportement. Sans plus de cérémonie, il cracha :

• Qu'est ce qui t'as pris ?

• Que... C'est plutôt à moi de te poser la question ! M'exclamai-je avec stupeur. Écoute, je ne sais pas ce que je t'ai fait pour que tu te mettes dans un état pareil, mais tu pourrais au moins avoir la décence de me demander mon avis avant de me traîner je ne sais où dans le lycée ! De toute façon, je n'ai aucune envie de te parler.

Je tentai de me faufiler sous son bras, mais il fut plus rapide, m'empoigna le bras et me repoussa contre le mur. Mon front heurta alors violemment le crépi et je retins un cri de douleur. Sonnée, je gratifiai Chase du regard le plus menaçant dont je fus capable, mais cela ne sembla pas l'ébranler outre mesure. Cette fois, il bloqua mes épaules et, tandis que je me débattais vainement, demanda d'un ton irrité :

• Pourquoi as-tu postulé à la soirée du jour de l'an ?

Ma surprise fut telle que j'en oubliai d'essayer de lui échapper. Je le regardai dans les yeux et, l'espace d'un instant, j'y lus de la peur et de l'inquiétude. Mais peut-être fut-ce simplement le fruit de mon imagination, car une seconde plus tard, il avait revêtu son masque de froideur.

• J'ai vu un papier qui traînait et ils cherchaient une serveuse, alors j'ai postulé, répondis-je. D'ailleurs, je ne vois pas en quoi ça te concerne.

J'effectuai un brusque mouvement de l'épaule, mais la prise de Chase était ferme. J'eus beau lui ordonner de me lâcher, il m'ignora et dit :

• N'y vas pas.

• Et pourquoi, je te prie ? Ironisai-je. Alors ça y est, tu as le droit de nous virer de ta vie du jour au lendemain et d'un coup, hop ! Tu voudrais que je t'écoute ? Ne me fais pas rire !

• Est ce que tu sais seulement pour qui tu vas bosser, idiote ? S'emporta-t-il d'une voix forte.

• Ne me traite pas d'idiote !M'exclamai-je en criant plus fort que lui. Bien sûr que je le sais, et alors ? Ce sont tes grands copains, non ? Tu ne veux pas partager ? Ou bien peut-être qu'ils ne sont pas aussi merveilleux que tu le pensais ?

Ce furent les mots de trop. À cet instant, il leva sa main et je me recroquevillai, attendant que le choc survienne, mais lorsque ses doigts m'atteignirent, ce fut pour s'emparer de ma mâchoire et me placer face à son visage. Mon cœur cessa de battre pendant une seconde avant de s'emballer à la pensée qu'il puisse m'embrasser, mais il me foudroya simplement de ses pupilles incandescentes avant de s'en retourner et de quitter la pièce en claquant la porte derrière lui. Je me laissai glisser contre le mur jusqu'au sol et fondis en larmes tandis que le son de ses pas s'éloignait de plus en plus jusqu'à disparaître totalement.

Lorsque les premiers élèves entrèrent dans la salle, je me levai sous leurs regards étonnés et pris la direction des sanitaires. Je m'enfermai dans l'une des cabines et me laissai choir sur la cuvette, la tête dans les mains. Je demeurai ainsi durant toute la pause-déjeuner, maudissant tout et n'importe quoi, et particulièrement Chase. Son attitude m'avait mise hors de moi, certes, mais elle m'avait aussi fait douter. Terriblement douté. J'avais imaginé qu'il m'embrasserait. Pire : j'aurais souhaité qu'il le fasse. Je passai plus d'une heure à essayer de comprendre l'ampleur du sentiment qui m'avait assailli lorsqu'il avait placé mon visage face au sien. Les yeux clos, j'étudiai mentalement les traits de son visage, me représentant ses longs cils noirs frôlant sa peau, ses yeux d'onyx, son sourire séducteur qui me manquait tant.

Saisissant ma tête entre mes mains, je me repliai sur moi-même et essayai de repousser la vérité dissimulée derrière cette émotion. Mais, malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à chasser Chase de mon esprit. Il demeurait là, plus beau que nature, et la douleur dans ma poitrine était toujours la même, sourde et brûlante, tandis que les larmes me montaient aux yeux. Je ne pouvais admettre ce que cela signifiait. Je ne pouvais surtout pas admettre de n'en prendre conscience qu'à présent, alors que je n'avais jamais vu Chase sous un plus mauvais jour. Non, c'était impossible. Pourtant... Son visage si proche... L'idée qu'il puisse m'embrasser... Si je n'avais pas eu si peur, j'aurai parcouru les derniers centimètres qui séparaient nos lèvres. J'en avais eu une furieuse envie sur le moment. Cela, avait-il un sens ?

Les jambes tremblantes, je me relevai et saisis mon sac entre mes doigts humides de larmes. Le pas traînant, je quittai la cabine et contemplai mon reflet dans le miroir. Je demeurai bouche bée face à mon reflet. Une large bosse cernée de bleu s'était développée là où mon front avait rencontré le mur. Chase n'y était pas allé de main morte, le bougre. Je ramenai quelques mèches devant mon visage dans l'espoir de dissimuler l'ecchymose, mais ce fut peine perdue. J'espérais simplement que ma mère goberait l'excuse que j'allais encore devoir inventer... Heureusement, mon maquillage n'avait pas coulé – merci le waterproof ! – mais mes yeux étaient gonflés et mes joues portaient encore les traces des sillons de larmes qui y avaient coulé. Je fis tomber un peu d'eau sur le bout de mes doigts et entrepris de frotter mes joues et le contour de mes yeux. L'eau froide me fit l'effet d'un revitalisant. Soudain, une voix me tira de ma toilette :

• Ah, tu es là, on t'a cherchée partout !

• Je me retournai. Payton était là, souriant légèrement, délicate. Brendan patientait sur le pas de l'entrée des toilettes, n'osant pas pénétrer dans ce lieu féminin, mais ses yeux laissaient transparaître la même inquiétude que celle de mon amie.

• Oui, dis-je d'une voix encore chevrotante. Désolée, j'avais oublié un truc chez moi donc...

• C'est bon, Halsey, pas de blabla s'il te plaît, lâcha Brendan d'un ton inhabituellement sérieux.

• Qu'est-ce qu'il t'ait arrivé ? S'exclama Payton en se précipitant vers moi.
  

Elle observa ma blessure d'un air contrarié et ses doigts frais se posèrent sur les marques laissées par le crépi sur ma peau.

• C'est Chase qui t'a fait ça ? Demanda-t-elle d'une voix dure qui ne lui ressemblait pas.
  

Brendan, ulcéré, nous rejoignis en deux enjambées et examina mon front à son tour.

• Chase n'y est pour rien, qu'est ce que vous allez imaginer ? Les rassurai-je d'un ton que j'espérais convaincant.

• Ah ouais ?S'énerva Brendan . Inutile de mentir, Halsey, tu te fatigues pour rien !
  

Ses yeux bleus, d'ordinaire emplis de rires et de malice, brillaient d'un éclat meurtrier. Je ne comprenais pas comment ils pouvaient avoir la certitude que Chase était responsable de mon état. Je me tournai vers Payton dans l'espoir qu'elle m'éclaire.

• Nous avons vu Chase quitter le lycée, il y a environ une heure, expliqua mon amie en fronçant les sourcils. Il n'était pas dans son état normal. Enfin, encore moins normal que d'habitude.
  
• Qu'est-ce qui vous dit que cela à un rapport avec moi ? M'enquis-je avec méfiance.
  
• Tu crois que je n'ai pas remarqué de quelle façon, il te regardait ce matin ? Grogna Brendan. Je ne sais pas ce que tu lui as fait, mais il n'aurait pas été moins discret en t'insultant ouvertement devant tout le monde.

• Et puis tu as disparu dès la fin du TP, ajouta Payton . Chase sur était sur tes talons et, lorsque Brendan et moi sommes sortis, vous aviez tous les deux disparu.

• Alors ? Grogna Brendan en me considérant d'un air sévère.

Il dut prendre mon silence pour une approbation. Son visage se durcit et l'éclat de haine qui brillait dans ses yeux redoubla d'éclat. Avant même que je n'esquisse un geste pour le retenir, il avait déjà quitté les sanitaires en courant. Empoignant mon sac, je me précipitai à sa suite en le suppliant de m'écouter, mais rien n'y fit. Payton nous suivait tant bien que mal du haut de ses talons qui claquaient sur le sol au rythme de sa course. Tous les élèves que nous croisions tournaient la tête vers nous sans comprendre et certains s'engagèrent dans notre sillage, pressentant la venue de quelque chose d'intéressant.

Arrivée à la sortie du lycée, je craignis d'avoir perdu Brendan , mais je le vis dévaler la route en direction d'une silhouette allongée dans l'herbe, seule. Mon cœur eut un raté et je redoublai de vitesse, mais, malgré tous mes efforts, j'arrivai trop tard. Brendan saisit Chase par le col, le releva et, bénéficiant de l'effet de surprise, lui décocha un crochet dans la mâchoire. Je poussai un cri d'horreur et me jetai sur lui en essayant de le retenir.

• Arrête, Brendan, laisse-moi t'expliquer, s'il te plaît, le suppliai-je tandis que Chase, sonné, se laissait tomber dans l'herbe.

• Y a pas d'excuses ! S'écria Brendan. C'est bon, j'ai compris ce qui s'est passé, Halsey ! Pourquoi est-ce que tu cherches encore à le défendre, putain ? Et toi, lève-toi ! Ajouta-t-il à l'adresse de Chase .
  
• Ça va pas ? S'indigna Chase en se relevant et en adoptant une expression de défi. Tu débloques complètement !
  
• C'est moi qui débloque ?? Hurla Brendan en m'empoignant par le bras. Regarde ça et dis moi encore que c'est moi qui débloque !

Il me plaça juste devant Chase qui, perplexe, contempla mon visage. Je vis ses yeux s'arrêter sur le bleu qui ornait mon front et il plissa légèrement les paupières. Cela aurait pu s'arrêter là. Deux, trois mots d'excuse de sa part, c'est tout ce à quoi Brendan aspirait. Malheureusement, la fierté de Chase n'était plus à prouver, aussi se contenta-t-il de répondre :

• Et alors ?

Grave erreur de sa part. Brendan me lâcha et envoya son poing contre Chase en le traitant de tous les noms, mais celui-ci avait vu le coup venir et l'esquiva avant de contrer. Son poing heurta la tempe de Brendan qui recula, sonné. La main plaquée sur sa pommette, il considéra Chase avec tant de colère et de dégoût que cela m'arracha le cœur. C'était la deuxième fois que mes deux meilleurs amis s'entre-déchiraient sous mes yeux et c'était le pire spectacle qu'il m'avait été donné de voir. Des lycéens enthousiastes s'approchèrent rapidement du lieu de la bagarre, et des murmures s'élevèrent dans la foule. Incapable de réagir, je restais plantée à quelques mètres de l'affrontement, la bouche ouverte dans un cri silencieux. J'étais comme tétanisée. Ma cage thoracique me donnait l'impression d'être sous pression, comme un ballon de baudruche sur le point d'éclater. Une larme solitaire coula sur la joue de Payton qui observait la scène à quelques pas de là, immobiles. Il fallait que j'agisse, je devais absolument faire quelque chose. Alors, un brusque courant électrique agita mes membres qui sortirent de leur léthargie et je me précipitai vers Brendan et Chase .

• C'est n'importe quoi, arrêtez-vous!!! Hurlai-je aussi fort que possible en me plaçant entre eux.
  

Peut-être allais-je encore me prendre un coude dans le nez, peu importe, je m'en fichais. Mais, heureusement, mes deux amis stoppèrent leurs mouvements aussi brusquement que si quelqu'un avait mis la scène sur pause. Comme à regret, et non sans se lancer des regards méprisants, ils se lâchèrent et reculèrent d'un pas. Indifférente à la masse de lycéen qui nous entourait, je me mis à sangloter de manière chaotique, nerveuse.

• J'en peux plus ! Pleurai-je. Je ne peux plus supporter ça ! Vous voir ainsi, vous... S'il vous plaît, arrêtez...

Les gens observaient la scène en silence, comme s'ils avaient été devant un bon film dramatique. J'entendis la voix de Trévor leur sommer de déguerpir rapidement. Mes forces faiblirent et je me sentis vaciller, mais des mains puissantes m'attrapèrent par les épaules. Je me retournai et distinguai le visage de Chase un instant avant qu'il ne me pousse dans les bras de Brendan, qui m'enlaça en répétant qu'il était désolé. Je sentis plus que je ne vis Chase partir, son aura semblant échapper peu à peu à l'étreinte invisible qui nous avait liés tous les trois pendant une seconde. Sentant que je ne resterai pas consciente longtemps, je murmurai un « merci » en espérant qu'il l'entende, mais il n'était probablement déjà plus là.