Chapitre 15

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Le reste du repas se déroula normalement. Je parvenais désormais à encaisser les remarques salaces et les mains baladeuses des membres du Crips sans broncher. J'arrivais même à leur répondre avec ironie et à leur clouer le bec à certaines occasions. Au fond, cela m'amusait. Mais je m'inquiétais un peu de la folle lueur qui brillait au fond de leurs yeux, un peu plus éclatante après chaque verre de Schocht. Je savais néanmoins qu'il ne m'arriverait rien dans l'enceinte du manoir. Lincoln ne tolérerait jamais que ses jeunes recrues le couvrent de honte devant ses plus anciens associés. J'espérais malgré tout que l'alcool n'altérerait pas le bon sens desdits hommes et qu'ils resteraient conscients de la présence de leur chef.

Enfin, le dîner s'acheva et les tables furent écartées pour laisser place à un large espace offert aux éventuels danseurs. La plupart des invités ayant dépassé la cinquantaine, la musique n'avait rien d'attrayant pour la jeunesse qui ne tarda pas à passer la porte béante pour s'esquiver en douce. Ils allaient probablement s'occuper avec une quelconque substance douteuse, songeai-je en les regardant quitter la pièce. Mais leur absence eut au moins l'avantage de m'autoriser quelques minutes de détente durant lesquelles je parcourus les rangées de chaises où patientaient des femmes en attente de cavaliers et de vieux hommes d'affaires qui, ayant déjà quelques difficultés à se déplacer, n'avait décidément pas leur place sur la piste de danse. Certains de ces messieurs me firent des propositions douteuses que je rejetai poliment, non sans les traiter intérieurement de vieux pervers. Cependant, malgré leurs demandes vicieuses, ils passaient pour des enfants de cœur à côté des nouveaux amis de Chase.

Au bout d'une demi-heure environ, ceux-ci refirent leur apparition dans la maison. Je fis de mon mieux pour qu'ils ne me voient pas, regagnant la cuisine en me cachant derrière de gros hommes aussi hauts que larges et leurs femmes non moins imposantes. Je pris mon temps pour remplir mon plateau de petits gâteaux, mettant un soin tout particulier à ce que chaque pâtisserie se trouve à égale distance de ses voisines. Mais je ne pouvais demeurer cachée indéfiniment et, après de longues minutes passées à ordonner mes gâteaux, le regard réprobateur de l'une de mes collègues, qui venait remplir son plateau pour la troisième fois, suffit à me convaincre qu'il était temps de sortir. Un poids anxieux me meurtrissait les entrailles lorsque je passai la porte pour rejoindre les invités. Je compris à quel point, c'était justifié lorsque les cinq hommes me barrèrent la route, Chase demeurant largement en retrait.

  • Des gâteaux ? Proposai-je avec malice pour qu'ils ne s'imaginent pas m'avoir effrayée. Bien que ce soit le cas.

  • Non merci, dit Emmett en m'ôtant le plateau des mains, c'est un autre genre de dessert qui m'intéresse...

  • Navrée, nous n'avons que ça, ironisai-je en essayant de récupérer mon plateau.

Mais le plus grand d'entre eux, un type aux cheveux gris dont le regard fou me tirait des frissons, l'attrapa et le plaça au-dessus de sa tête. Je posai mes mains sur mes hanches et souris :

  • Si vous vous proposez pour faire le service, pas de problème, dis-je en haussant les épaules.

Mais alors que je leur tournais le dos pour me diriger vers la cuisine, le concerto de violons s'acheva dans un fracas métallique. Je me retournai, horrifiée, pour constater que toutes les pâtisseries s'étaient écrasées sur le sol. De la crème avait maculé le bas de la robe d'une femme mûre qui constatait les dégâts avec fureur. Elle me lança un regard courroucé et une vague de froid s'insinua dans mon corps lorsque je compris qu'elle me croyait responsable. Le silence qui s'était installé acheva de me glacer le sang, tandis que tous les visages se tournaient vers nous. C'était typiquement le genre de situations que Lincoln souhaitait éviter. Heureusement, lorsque celui-ci arriva, alerté par le bruit, il se planta devant le groupe de garçons et gronda :

  • Je vous répète chaque année de cesser de vous comporter comme des imbéciles de bas étage. Si cela se reproduit, ne serait-ce qu'une fois, vous aurez à le regretter. Amèrement.

Il leur lança un regard menaçant puis se tourna vers moi. Un pâle sourire s'installa sur son visage et il me pria de pardonner la grossièreté de ses subordonnés, avant d'ordonner à ces derniers de ramasser les gâteaux qui jonchaient le sol. Puis il s'excusa auprès de la femme dont la robe était tâchée et lui proposa d'envoyer sur le champ l'un de ses hommes lui quérir une nouvelle tenue. Lorsqu'il fut parti, je fis face aux jeunes hommes en affichant un sourire ravi puis m'éloignai d'un pas royal en direction de la cuisine.

L'expérience réfréna visiblement leurs ardeurs et ils ne m'ennuyèrent plus durant tout le reste de la soirée. Cependant, je sentais peser sur mon dos des regards lourds de ressentiment. Aussi fis-je mon possible pour me faire oublier, parcourant les rangs d'un pas modeste et léger. J'espérais que mon audace ne me vaudrait pas un aller simple pour le cimetière. Ou pire. Je profitais des rares moments où ils ne me regardaient pas pour les lorgner du coin de l'œil, attentif à leurs moindres gestes et particulièrement obnubilée par Chase qui, nonchalamment appuyé contre le mur, semblait plongé dans ses pensées. Il n'avait pas réagi une seule fois dans la soirée. Si les choses avaient dégénéré, aurait-il pris la peine de me tirer de là ? Ou bien aurait-il estimé que je le méritais, n'ayant pas prêté attention à son conseil ? L'idée de subir l'assaut de ces hommes sous le regard indifférent de Chase me fit trembler d'effroi. Non, il n'était quand même pas tombé si bas.

Minuit sonna et les embrassades occupèrent les invités pendant plusieurs minutes. Sans réfléchir, je tournai la tête vers Chase et, par miracle, réussis à saisir son regard. Le temps sembla s'arrêter durant quelques secondes pendant lesquelles nos yeux refusèrent de se lâcher. Un timide sourire étira mes lèvres et, à cet instant, comme s'il avait soudainement réalisé ce qu'il faisait, Chase détourna la tête. Ma bouche adopta la disposition inverse et le temps reprit son cours. Tout le monde fut prié de rejoindre l'extérieur, dans l'attente du feu d'artifice. Profitant de cette pause plus que bienvenue, mes collègues et moi-même suivîmes les invités et nous installâmes un peu à l'écart, sur les marches de l'entrée.

Bientôt, des sifflements indiquèrent le lancement des fusées qui éclatèrent dans le ciel, inondant les gens de poussière d'étoile. Mes iris s'illuminèrent de paillettes rouges, bleues et or et j'en vins à oublier les événements de cette soirée si peu commune. Non loin de moi, les jeunes membres du Crips snobaient le spectacle et semblaient s'ennuyer à mourir, tandis que j'essayai une fois de plus d'intercepter le regard de Chase. Le bruit assourdissant des fusées qui éclataient couplé à la beauté des lumières qui irradiaient le ciel me donnaient envie d'aller le serrer dans mes bras et d'enfouir mon visage au creux de son épaule. Mais je savais pertinemment que c'était impossible.

Ma poitrine se gonfla de nouveau, victime de la douleur qui l'avait assaillie la dernière fois que Chase m'avait adressé la parole. Elle ne me paraissait plus si mystérieuse. Sous cette pluie d'étincelles, au milieu de tous ces gens qui vivaient dans un monde si différent du mien, je n'avais qu'une certitude : Chase occupait de nouveau cette place unique dans mon cœur, celle qui lui était réservée depuis l'époque où nous nous étions connus. Et il avait fallu qu'il revête un tout autre visage pour que je prenne conscience de l'amour que je lui portais... Peut-être que la peur de le perdre à jamais avait éveillé mes sentiments si longtemps endormis ? L'explication pouvait revêtir une infinité de formes, de sens et de couleurs, cela ne changeait rien au fait qu'il était désormais, peut être depuis toujours sans que je ne m'en rende compte, la personne la plus importante à mes yeux. Posant de nouveau mon regard sur lui, j'oubliai un instant où je me trouvais et dirigeai mes pas dans sa direction, lentement, telle une somnambule. Il tourna son visage vers moi et sembla un instant apeuré, ses yeux regardant à droite et à gauche, mais le reste de la bande était occupée à fumer en braillant et il avança vers moi à son tour, prudent.

Lorsqu'il fut suffisamment près, je vis briller la colère dans ses yeux, exactement comme la dernière fois. Il me saisit par les épaules et m'attira derrière un arbre artistiquement taillé d'un mouvement si brusque que je fus tirée de mon état de semi-conscience. Affolée, je me rendis soudain compte de sa proximité et me giflai intérieurement pour mon manque de prudence. Couvrant le vacarme du feu d'artifice, Chase hurla :

  • C'est ton problème si tu as voulu venir ici, mais ne t'approche pas de moi ! Si quelqu'un découvre que nous avons été amis, nous serons tous les deux dans la merde ! Dégage maintenant !

Il me poussa sans ménagement et son visage fut un instant éclairé par une lumière argenté, l'auréolant d'une sorte d'aura surnaturelle. Sa façon, de parler de notre amitié au passé m'avait profondément blessée, mais, à la vue de sa beauté parfaite, je ne pus m'empêcher d'éprouver un élan d'amour à son égard. Je me rapprochai trop rapidement pour qu'il réagisse et, alors que le ciel au-dessus de nous disparaissait sous un torrent de couleurs, je me hissai sur la pointe de pieds et l'embrassai sur la joue.

  • Bonne année, Chase, murmurai-je avant de reculer.

Il resta immobile, comme tétanisé, mais je n'eus pas le temps d'étudier sa réaction plus longuement, car la bande des Crips surgit soudain derrière lui et Emmett persifla :

  • Oh, Chase qui était resté bien sage jusqu'à maintenant ne peut pas non plus résister au charme inconditionnel de notre belle Halsey! Regardez-le, les gars ! Il suffit qu'on ait le dos tourné pour qu'il se l'approprie ! Partage un peu, mon pote !

Il me tira par le bras et je poussai un petit cri en perdant l'équilibre. Mais une main se plaqua contre mon corps, m'empêchant d'atterrir contre le torse d'Emmett. Je levai les yeux et Chase me sembla alors si grand et puissant que toutes mes craintes s'envolèrent.

  • Arrête, sinon nous allons avoir des ennuis avec Lincoln, dit-il en m'éloignant de lui.

Emmett et ses amis le considérèrent de haut, comme s'il avait été particulièrement irrespectueux.

  • De quoi j'me mêle, gamin ? Demanda l'homme aux airs de requin. Tu cherches les ennuis ?
  • Je crois plutôt que c'est vous qui les cherchez, corrigea Chase. J'en ai rien à faire de cette fille, mais je n'aimerais pas que le chef nous vire, tu comprends, Jared ?

Ils se regardèrent tous d'un air dubitatif puis Emmett haussa les épaules et s'approcha de moi. Instinctivement, je me plaçai derrière Chase, mais celui-ci me poussa et lança :

  • Dégage, je te l'ai déjà dit, non ?

Mon cœur se serra et je lui jetai un regard dégoûté. Comment pouvait-il accepter de faire partie de cette bande ? Comment osait-il me rejeter devant eux ? Mes larmes restèrent bloquées dans ma gorge sous l'effet de la colère. Et dire que je l'avais embrassé un peu plus tôt, quelle conne j'avais été !

  • Ne sois pas si grossier envers cette jeune personne, le morigéna Emmett. Alors, Halsey, que dirais-tu de nous rejoindre ?

  • Pas question, dis-je en me détournant.

  • Je ne parle pas de maintenant, corrigea-t-il, mais d'un engagement à long terme. Je te propose de rejoindre notre entourage, si tu vois ce que je veux dire.

Je fis volte face et les considérai un par un d'un air hautain. Je m'arrêtai particulièrement sur Chase, qui fuyait maintenant mon regard. J'étais venue ici pour lui, afin de le sortir de ce bourbier. En venant à cette fête, j'avais l'espoir que les Crips m'accueilleraient dans ses rangs, de façon à ce que je puisse trouver une faille. Je tenais là l'opportunité que j'attendais, celle qui m'avait poussée à prendre tous ces risques. Mais les derniers mots de Chase étaient encore bloqués dans ma gorge, sous forme de larmes que j'espérais pouvoir retenir suffisamment longtemps.

  • Non, répondis-je d'une voix pleine de ressentiment.

Je m'éloignai tout en sachant que ce choix n'en était pas vraiment un. Je craignais en effet de n'en avoir aucun, et j'avais raison, car l'homme aux cicatrices m'arrêta d'un geste, empoignant mon épaule dans ses doigts solides. Il me força à le regarder et je frémis.

  • Ce n'était pas une proposition. Si tu ne veux pas souffrir inutilement, tu feras mieux de nous obéir.

  • Alors, ça, c'est la meilleure ! M'esclaffai-je. Eh bien, allez-y, tuez moi, faites de moi ce que vous voulez, mais je ne supporterais pas de voir vos sales têtes tous les jours !

  • Je pensais plus à tes proches, contra le jeune homme. Nous pourrions faire une petite enquête, et faire en sorte que l'un d'entre eux ait un malencontreux accident.

Je blêmis. J'avais oublié que j'avais affaire à la bande la plus redoutée de toute la ville, appartenant à l'organisation la plus dangereuse du coin. Je me mis à trembler et bredouillai-je d'un ton peu assuré :

  • Vous ne feriez pas ça...

  • C'est déjà arrivé, déclara solennellement le jeune homme aux cheveux rouges. Tu vois, les seuls caprices que nous tolérons, ce sont les nôtres. Si j'étais toi, je n'insisterais pas.

  • Qu'en penses-tu, Chase ? Demanda alors Emmett. J'ai bien vu qu'elle t'intéressait, que dirais-tu qu'elle vienne nous voir plus souvent ?

Je lançai un regard de détresse à l'interpeller, mais il refusa de me regarder. Comme si cela ne le touchait pas, il déclara d'un ton neutre :

  • Faites comme vous voulez.

  • Non ! M'exclamai-je en sentant mes larmes se déverser. Comment peux-tu...

Mais l'homme aux cicatrices me frappa violemment la pommette, me coupant le souffle. Je suffoquai de douleur, mais la pire était inconditionnellement celle qui m'écrasait le cœur. À côté de ce que je ressentais, la douleur qui irradiait ma joue était aussi douce qu'une caresse.

  • Désormais, tu nous appartiens, décréta l'homme à la cicatrice. Aucune objection ne sera acceptée.

  • On t'attend demain, ajouta Emmett. Dans la vieille l'entrepôt, à quatorze heures. Ne sois pas en retard.

Je me laissai tomber sur le sol, incapable de réagir. Le groupe ricana, heureux de sa victoire, puis ils s'éloignèrent et disparurent de mon champ de vision. Mes larmes continuèrent à couler tout le temps que dura le feu d'artifice et, alors que les gens autour de moi m'ignoraient, se contentant de pousser des exclamations admiratives, mon monde me donna l'impression de s'écrouler. Ici, sur cette pelouse parfaitement entretenue, Chase m'avait abandonné à un sort probablement pire que la mort.

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