Historiette.
En réponse au défi "Un genre inédit", proposé par @HarleyAWarren@ . Je ne me suis jamais essayé à écrire un texte de fiction historique. Il est temps.
Vraiment, il n'y a rien à dire.
Pour la petite histoire, il était menuisier.
Comme il s'appelait Meunier, tous les paysans lui demandaient avec un sourire complaisant : "Eh là, Meunier, où qu'il est ton moulin ? Tu dors, Meunier !". Enfin, ils ne le disaient sans doute pas exactement comme ça, parce que nos langues vives, même en se voulant pataudes et rustres comme celles de nos vieux, n'atteindront jamais l'accent authentique des langues mortes. Je ne fais pas référence aux illustres antiques aux tartines de sentences, non. Je parle des langues de ceux qui avaient la parole légère, assez légère pour ne pas retomber à pic dans un bloc de granit. Ceux-là, vous pourrez bien contorsionner vos fantasmes historiques dans tous les sens que vous voudrez, vous ne les prendrez jamais au collet. Leurs mots ont fui avec leur mort. "Meunier", en tout cas, ils l'appelaient comme ça, et ils se riaient de lui.
Pour alléger les confusions, les parents, le père surtout, l'avaient prénommé Joseph, comme le charpentier. Les poutres étant déjà un peu plus proches des tables et des commodes. Ainsi, quand il arrivait au village, on disait surtout : "Voilà Joseph !". Meunier, on gardait ça pour les railleries, les papiers du clerc, et les fêtes de famille. Comment le père Meunier savait que le fils Meunier ne serait pas meunier mais menuisier, simplement, il faisait partie d'une sorte de corporation, de guilde, comme vous voulez, qui faisait qu'un fils menuisier sortait d'un père menuisier, un fils meunier d'un père meunier, et ainsi de suite. Quand à la mère menuisière, elle n'était pas tant occupée à menuiser que ça, pas plus que la fille. Elles étaient déjà femmes, et à cette époque, c'était déjà suffisamment de boulot.
En même temps, personne n'était plus prédisposé à la menuiserie qu'un fils menuisier. Faites grandir un gosse dans les copeaux, et il sera le seul de son école à choper des termites à la place des poux. Elevez-le dans la sciure, et il ne se sevrera jamais de sève. Donnez-lui un ciseau. Le reste viendra tout seul. A six ans le maillet, à huit le rabot, à dix la scie, adieu à douze : le voilà parti écharper des échardes sur les chaises des châtelains. Il descendait la colline, s'en allait lisser des huches chez Lise qui deviendrait sa femme. D'ici dix ans l'affaire était faite, elle emménageait chez père Meunier, qui occupait ses jours séniles à sculpter des santons.
Joseph le remplaça bientôt ; il reçut un fils Meunier à pouiller de termites, d'autres filles à doter. Il sillonna encore les collines, s'éreinta en livraisons : maies au boulangers élevés dans la farine, manches aux mineurs élevés dans la houille, malles aux vrais meuniers. On l'y accueillait sourire aux lèvres. Les trouvères du hobereau, à qui il taillait d'élégantes trouvailles, le surnommèrent le Tabuliste. C'était trop d'honneurs pour un simple Joseph Meunier, qui ne savait trop comment répondre. Il continua de tabuler des années encore, même après que son fils ait passé les douze ans. Il n'avait jamais appris autre chose que le travail du bois, ce n'était pas à son âge qu'il irait y penser. D'abord, il devrait marier ses filles.
Quand on n'a jamais appris qu'une chose, fût-elle aussi triviale que la taille sur planches, on se met à raconter des histoires. La main huilée par l'habitude chante en ciselant, et Joseph jouait le long des veines des arbres une mélodie toute particulière. Les poètes du hobereau, qui n'avaient jamais appris autre chose que de faire des vers, savaient reconnaître une table qui n'en prendrait pas. Ils lisaient cette partition comme s'ils lisaient Joseph lui-même ; preuve qu'il donnait son coeur à l'ouvrage. C'est au nom de ce talent qu'ils l'appelaient tabuliste.
Sans surprise, leurs sonnets ont disparu, autant que le bois sur lequel ils les ont couchés. Voilà des chants que personne n'entendra plus, et dont nos oreilles ineptes ne sauraient pas même reconnaître l'harmonie.
Joseph a vécu sans faire d'histoires, presque sans connaître le nom de son roi, du pourquoi, des comments. Il s'est toujours tenu au plus loin des choses qui se retiennent et des gens qui marquent. Pourquoi en parler aujourd'hui, je l'ignore. Je ne saurais même pas vous dire s'il a vécu, tant son passage s'est fait humblement, sans remous. Pour la grande histoire à la parole lourde, il n'était personne.
Pour la petite histoire, il était menuisier.
Vraiment, il n'y a rien à rajouter.
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