De la guerre

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De la guerre, je suis rentré au pays avec quelques cicatrices, physiques ou psychiques, et une multitude d’images, certaines d’une banalité qui me feraient presque penser que je ne suis jamais parti de chez moi, d’autres d’un héroïsme aussi sublime qu’écrasant.

J’en rêve ou j’y repense par phases plus ou moins cycliques. Des fois, dans un élan philosophique à en hausser les épaules, d’autres fois affligé jusqu’au plus profond de mon être à en regretter chaque instant. J’y retrouve mon chef de section et son habitude à battre un jeu de cartes pendant les moments d’attente ou de réflexion ou comment Danny Terrell, cowboy dans le Kentucky depuis quatre générations selon ses dires, avait abattu un mitrailleur ennemi à plus de six cents mètres d’un unique coup de fusil au moment précis où je relevais la tête de mon trou de combat.

Mais l’image la plus récurrente, la plus précisément nette était celle de ce gamin en pyjama noir avec lequel j'avais échangé un regard, un morceau de chocolat chacun depuis une rive du torrent, pendant un laps de temps que je suis incapable de quantifier, suspendu dans une éternité dont moi seul ai la clé, d’un œil où se mélangeaient pléthore d’émotions.

Après une attaque ennemie sur notre camp quelques nuits plus tôt, je m’étais retrouvé affecté comme radio à une unité des forces spéciales. Nous étions sur les traces du régiment antagoniste et même si la vigilance était maximale et la tension extrême, je ne pouvais m’empêcher d’être émerveillé par la beauté des paysages que nous traversions. Depuis deux jours, nous suivions une rivière aux flots bleus, éloignés des courants boueux charriés habituellement par la jungle, entouré de hautes falaises beiges, ocres et rouges. Au soir de la seconde journée torride, humide, étouffante comme toutes les autres, le lieutenant, un dur à cuire originaire du Montana, décida de bivouaquer sous un couvert d’arbres tropicaux qui constituaient une cachette parfaite. Nous étions entre chien et loup, l’heure magique où le soleil est couché mais offre encore suffisamment de lumière, le moment où nous devenions des ombres dans la nuit aux sens suraiguisés.

Je fus envoyé chercher de l’eau à la rivière, la nature était calme, la lumière avait revêtu une superbe robe rose et violette. Mais j’étais seul et je ne pouvais pas trop me laisser aller à la contemplation du site. Je me glissais dans la semi-obscurité d’un gros rocher et, à genoux dans le sable humide, je commençais à remplir les gourdes de mes compagnons tout en gardant un œil sur les environs.

L’autre rive était extrêmement touffue, bien davantage que de mon bord et je ne me sentais pas à l’aise à l’idée d’être ainsi exposé. Même en l’absence de vent, les ténèbres de la forêt semblaient mouvantes, presque vivantes et liquides. Il ne me restait que deux gourdes à remplir quand je perçus quelque chose qui glissait vers moi depuis l’autre berge, une forme noire qui approchait de l’eau juste en face de moi.

De ma main gauche, je maintenais le bidon de métal sous la surface tandis que ma main droite remontait le plus discrètement possible vers mon pistolet. Mon fusil était inaccessible, en bandoulière dans mon dos. Je gardais les yeux rivés vers la forme de plus en plus proche mais qui était toujours à cet instant non identifiable. Je me disais qu’il devait s’agir d’un animal, peut-être un sanglier car un ennemi n’aurait pas manqué de me repérer et de m’abattre avant même que je ne détecte sa présence.

Quelle ne fut pas ma stupeur quand je découvris un soldat Viêt-Cong en uniforme noir, tout seul, chargé de gourdes comme moi. Visiblement, sa descente jusqu’au torrent était moins aisée que la mienne à le voir se frayer un chemin d’équilibriste entre les branchages bas et les racines des palétuviers. Concentré, il ne m’avait pas encore remarqué et pendant une seconde, je me dis que je pourrais aisément l’abattre mais ni mon Colt 1911 ni mon M16 n’étaient équipés de silencieux et tirer aurait aussitôt alerté son unité. Toutefois, c’est pour une autre raison encore indicible que je ne le tuais pas.

Je me tassai donc le plus possible contre le rocher, espérant que mon treillis tigré se confondrait avec la mousse qui poussait sur la pierre. Ça et la crasse de mon visage mais l’espoir était très faible.

D’un dernier bond, il finit par atterrir sur la berge et à son tour, il leva les yeux à la recherche d’un trou d’eau. Comme moi, il portait son AK-47 en bandoulière ainsi qu’une machette à la ceinture, ce qui m’octroyait un net avantage en cas d’accrochage. S’il avait remonté la rivière plutôt que de la descendre, le rocher m’aurait soustrait à sa vue et il serait peut-être encore en vie aujourd’hui mais les hasards de la guerre sont capricieux et il choisit de suivre le courant sur quelques mètres. Il suffisait alors qu’il lève les yeux pour me voir et je tentai de m’adosser au maximum contre la pierre, les muscles bandés mais le corps dans une position terriblement inconfortable, mon regard ne le lâchant pas sous le rebord de mon chapeau de brousse.

Il fit encore quelques pas puis il s’accroupit devant les flots impétueux à une vingtaine de mètres en face de moi, légèrement en aval de ma position. Quand il se pencha, les gourdes qu’il portait tintèrent comme un carillon. Peut-être fus-je surpris ou bien bougeai-je imperceptiblement ma jambe pour soulager un muscle qui s’ankylosait, aussi produisis-je à mon tour un bruit similaire en écho. Nous sursautâmes tous les deux et pendant quelques secondes, le tintamarre métallique s’accrut dans la lumière qui avait viré à l’aubergine. Dans ses yeux, je lisais une peur qui le vieillissait terriblement mais c’était un gamin que j’avais face à moi. Le doute n’était pas possible. Il avait des traits sales et fatigués mais ils possédaient quelque chose de poupin, de chiffonné, d’éperdu, d’étrange dans cette vallée au crépuscule. Un gosse tout comme moi, peut-être même encore plus jeune, un môme de plus jeté dans un conflit qui nous dépassait. A la différence près, que lui défendait son pays et que moi, j’étais un envahisseur. Ce que je ne compris que bien des années plus tard. Seule la sagesse relative d’une vieillesse qui approche me fait aujourd’hui tenir ces propos.

Dans le vacarme musical des bidons qui s’entrechoquaient, nous eûmes tous les deux un mouvement de recul et je tombai sur les fesses tandis que lui essayait de saisir son fusil dans son dos. J’éclatai d’un rire gras, sonore et je crois que c’est ce qui me sauva la vie car il stoppa son geste et regarda, décontenancé et peut-être agacé par ma désinvolture. Il se raidit quand je me redressai, son visage reprit aussitôt sérieux et menaçant, ce qui déclencha chez moi un nouveau fou rire. Etrangement, j’avais perdu toute velléité agressive et je levai les bras dans un signe d’apaisement. Cela dut marcher car il m’imita.

Pendant un instant, nous restâmes sans bouger, à nous observer, nous jauger. Aujourd’hui, encore, après bien des années, alors que la vieillesse a commencé à me rattraper, je me souviens de chacun de ses traits, de ses lèvres charnues, presque pulpeuses jusqu’à la tuméfaction fraîche, d’un rouge soutenu sous son œil gauche. Il avait l’air triste, incommensurablement, fatigué et perdu au milieu de cette jungle.

Et lui, que voyait-il en moi ?

Il est probable que cette question déclencha la suite des événements.

J’avais une barre chocolatée dans la poche de poitrine de ma vareuse et me vint l’idée de la partager avec lui. Quand je bougeai la main, il se redressa et lâcha une exclamation. C’était comme tenter d’apprivoiser un chat ou un chien errant. Sans ralentir mon geste, je lui fis signe que tout allait bien et sortis la friandise. Je la déballai, la coupai en deux et lui en lançai la moitié par-dessus le courant. Il n’eut qu’un geste rapide, sûr et souple pour la rattraper et je pensai qu’il aurait sans doute fait un bon joueur de base-ball et que j’aurais eu plaisir à jouer avec lui. Il considéra pendant quelques secondes l’emballage de la barre puis croqua dans le chocolat enrobé. Son visage s’illumina aussitôt et ce sont des yeux souriants qu’il leva vers moi.

Qui se voilèrent immédiatement d’une crainte en se détournant vers un point quelque part au-dessus de mon épaule gauche. Il y eut deux petits coups secs, un bruit que je ne connaissais que trop bien et, dans la seconde qui suivit, c’est le visage tout entier de mon nouveau compagnon qui s’effaça définitivement dans un nuage rosé, presque violet foncé dans la lumière déclinante du jour. J’eus à peine le temps de réagir que j’étais soulevé et violemment plaqué contre le rocher, les reins écrasés contre un relief proéminent, la gorge dans un étau. J’écarquillai les yeux pour reconnaître le sergent de mon unité, un homme froid et dénué de tout sentiment humain, qu’ordinairement je craignais mais que je haïssais farouchement à présent. Ses mots furent durs, impitoyables mais recelaient une part inexpugnable de véracité. J’avais pactisé avec l’ennemi et j’avais été à deux doigts de déraper.

D’un geste plein de colère, je fus poussé sans ménagement vers notre campement. Les jours qui suivirent furent très difficiles tant pendant les rares heures de sommeil que nous pouvions nous offrir où j’étais assailli de visions morbides et de cauchemars douloureux tant pendant la journée où je restais mutique. Deux sentiments se jouaient là. D'une part, ils me voyaient comme le maillon faible de leur groupe et m'avaient ostracisé, indifférents à mon sort, ni amicaux ni hostiles. D'autre part, je ne voulais surtout pas devenir comme eux, un boucher sanguinaire dénué de scrupules et dont l'unique leitmotiv était la destruction, le chaos, la mort. A partir de ce moment-là, je n'éprouvais rien d'autre que de rentrer chez moi. Les hautes falaises avaient viré du splendide à quelque chose d'oppressant, je me sentais entre ces parois immenses de pierre comme coincé entre les lames d'un étau.

La patrouille dura encore une semaine. Sept jours d’errance, de recherches, de souffrances. Au retour, au camp, on me réaffecta à mon ancienne unité, ce que j’accueillis avec soulagement. Le lieutenant, avant qu’il ne reparte crapahuter dans les montagnes avec ses soldats, vint me voir avec des mots qui résonnent encore cinquante ans plus tard dans mon esprit :

“Je ne pense pas que tu aies l’étoffe pour faire partie de mon unité. Ces salopards là-haut ne sont pas nos amis et tu as baissé la garde trop vite. Si tu abandonnes ici, tu abandonneras toute ta vie.”

J’ai mis longtemps à comprendre la signification de ces mots mais je me suis toujours battu pour réfuter leur côté prophétique. Maintenant, je sais que la guerre nous rattrape tous. Moi, c’était sous la forme d’une amitié, aussi improbable et fugace fut-elle.

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